Le naufrage des civilisations
Le pire n'est pas toujours certain mais à lire l'ouvrage d'Amin Maalouf on se dit que notre monde est vraiment en péril et qu'il est urgent de comprendre ce qui se passe vraiment et de réagir. Un essai à lire, en priorité.
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Thème
Dernier sursaut avant possible liquidation? Un livre exceptionnel.
"Où est passé le monde de nos rêves ? Quel est ce monde qui vient ?" La détestation et l'incapacité de vivre ensemble interroge Amin Maalouf sur le destin de l'humanité, pas moins. "Quels sont les tournants qu'il aurait fallu prendre ? Aurait-on pu les éviter ? Et aujourd'hui, est-il encore possible de redresser la barre ?" p15
Ce grand témoin des évènements de la fin du XXème siècle discerne les causes des drames qui obscurcissent déjà le XXIème siècle. Il partage cette conviction qu'un engrenage nous entraîne à marche forcée vers l'abîme et qu'il faut l'arrêter. Cette puissante réflexion sur le désordre mondial rappelle que les choix politiques ont toujours des conséquences. L'intolérance et la suffisance, l'impunité et la mollesse produisent le chaos. "Souvent lorsqu'un pays trahit ses valeurs, il trahit ses intérêts" p50, si bien que le pouvoir sans partage finit inévitablement par la fin du partage.
Dans son premier chapitre, Amin Maalouf s'effraye de voir la dégradation qui s'est propagée à toutes les sociétés humaines, à partir de la désintégration de son cher Levant. Il interroge le défi de l'unité et discerne "les facteurs qui cimentent et les facteurs qui fragmentent". Parmi ces derniers, les nationalismes adossés à la religion nourrissent la méfiance, la rivalité de conquêtes. Ils contaminent sournoisement tout échange et détruisent finalement toute estime. Le déni des différences aggrave leurs effets.
Dans le second chapitre, l'inquiétude se porte en particulier sur le monde arabe. "Si les blessures s'infectent, c'est le monde entier qui en pâtit" p 115. "Ce qu'il y a de pire pour un perdant, ce n'est pas la défaite elle-même, c'est d'en concevoir le syndrome de l'éternel perdant. On finit par détester l'humanité entière et par se démolir soi-même" p125. Amin Maalouf est hanté par le devoir de "ne pas laisser aux autres, le soin de choisir à sa place". p130
Le troisième chapitre est consacré à l'intuition que l'année de 1979 cristallise l'emprise d'une révolution conservatrice sur les esprits : en Iran avec l'ayatollah Khomeiny, au Royaume-Uni avec Margaret Thatcher, deux conservatismes différents offrant l'un le salut par la religion, l'autre par l’économie. Ces conservatismes véhiculent un puritanisme et un messianisme. Ils fixent désormais les normes sociales et nourrissent "la montée inexorable de nos angoisses sécuritaires" p298.
Dans un quatrième et dernier chapitre, Amin Maalouf s'inquiète de la dérive orwellienne où les progrès se payent au final sinon en régression du moins en aliénation. Une tyrannie masquée s'avance sous les traits séduisants du progrès et profite des esprits des engourdis.
Points forts
- Amin Maalouf a le verbe des prophètes : vif, précis, profond.
Homme libre, il ose avec force : "quand on prend conscience de ce qui est en jeu, on s'en donne les moyens, coûte que coûte". Il tient parole, et déploie une belle audace pour nommer les choses, à l'heure où l'on est tenté d'édulcorer pour minimiser. Il questionne les effets du pétrole dans et sur les pays producteurs : une manne qui se retourne contre ses bénéficiaires, avec les "tragédies de l'or noir".
- Libre, il dénonce le mythe pervers de l'homogénéité, religieuse, ethnique, linguistique, raciale ou autre, un leurre sous les apparences de la sagesse : "L'homogénéité est une coûteuse et cruelle chimère. On paie cher pour l'atteindre, et si jamais l'on y parvient, on le paie plus cher encore". p267
Il propose une puissance réflexion sur la perversion des religions sous l'effet du pouvoir des armes et de l'argent, l'autre divinité dont l'humanité ne peut se débarrasser.
- Libre Amin Maalouf évoque les causes historiques de la radicalisation de l'Islam dans les pays musulmans, le sentiment de régression du monde arabe, et l'ignorance des consciences européennes.
Quelques réserves
- Amin Maalouf néglige de s'interroger sur les plaies de l'âme humaine qui produisent les plaies du monde.
- Entre des zooms sur des évènements très précis et des considérations globales, il faut s'habituer au changement de focale.
Encore un mot...
L'essai d'Amin Maalouf est le cri d'un sage : un cri d'effroi devant le spectre d'un naufrage mondial à tous les niveaux, moral, politique, économique et humain, et un cri de réveil pour sortir de l'engrenage car "le pire n'est pas toujours certain". Voici une réflexion incontournable, pleine de lucidité et de sagesse, pour tous ceux qui ne se résignent pas à se laisser imposer un monde façonné pour eux, mais sans eux. A quelques semaines des prochaines échéances électorales en Europe, ce livre est une perle.
Une phrase
" Quand on ne peut plus exercer ses prérogatives de citoyen sans se référer à ses appartenances ethniques ou religieuses, c'est que la nation entière s'est engagée sur la voie de la barbarie. Tant qu'une personne appartenant à une minuscule communauté peut jouer un rôle à l'échelle du pays tout entier, cela signifie que la qualité d'être humain et de citoyen passe avant tout le reste. Quand cela devient impossible, c'est que l'idée de citoyenneté, et aussi l'idée d'humanité, sont en panne. La chose est aujourd'hui vraie dans toutes les contrées du Levant, sans aucune exception. Et elle est de plus en plus vraie, à des degrés divers, dans d'autres parties du monde." p102
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