Le défi de Jérusalem

« Si vous comprenez quelque chose à la situation de Jérusalem aujourd’hui c’est qu’on vous a mal expliqué ». Quelle est l’essence de la tragédie ? Quel est le symbole du désastre ? Quel est le remède sinon la fraternité ? A lire d’urgence
De
Eric-Emmanuel Schmitt
Postface du Pape François
Editeur : Albin Michel
Parution le 5 avril 2023
242 pages
19,90 €
Notre recommandation
5/5

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Thème

Dramaturge inspiré, l’auteur de la Nuit de feu, ouvrage dans lequel il décrivait son expérience mystique dans le désert du Hoggar, et de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, revient aux sources avec ce récit de voyage en Terre Sainte.

Eric-Emmanuel Schmitt met de côté ses écritures en cours en l’occurrence, étrange coïncidence, son futur roman sur Moïse  fuyant l’Egypte pour gagner la terre promise, Canaan. Mais va-t-il trouver le temps de répondre favorablement à l’invitation du Saint-Père, le pape François ? Car c’est depuis son cabinet de secrétaire du Vatican que le père Lorenzo Frazzini fait part de sa proposition dans un français chantant : « Ici, au Vatican, nous apprécions votre foi et votre liberté.  Nous aimerions vous envoyer en Terre Sainte y faire des rencontres, visiter les lieux,  et vous reviendriez avec le journal de votre voyage». Après moult hésitations Éric Emmanuel Schmitt décide de partir ; c’était un rêve, il va se réaliser. Il ira pour la première fois à Jérusalem pour « donner un corps à sa foi » car, à 28 ans, Éric-Emmanuel Schmitt, qui se décrit comme un « agnostique croyant », a, comme le Père de Foucault,  découvert sa foi dans les sables du Sahara. Sa foi oui, mais le christianisme pas encore. Celui-ci lui fut révélé quelques nuits plus tard sous le ciel de Paris, après la lecture d’une traite des quatre Évangiles : « Un élément me foudroya,  l’amour que Jésus plaçait au-dessus de toutes les valeurs au point d’en mourir et de renaître ».

Après ce choc qui  le transforma, corps et âme, il travailla des milliers d’heures « pour mieux appréhender et comprendre le mystère, les mystères.. » écrit  Eric-Emmanuel Schmitt, qui va alors se rendre à l’évidence : il est chrétien. Voilà donc parti notre voyageur  pour «  marcher là-bas où tout a débuté, là-bas où tout s’est noué » : l’arrivée au port fut rude, les désillusions  nombreuses, mais le bonheur tant espéré était bien au bout du chemin. Ce « Défi» constitue les carnets de voyage de l’auteur écrits au fil de l’eau, au gré des visites et des rencontres. Avec un groupe de pèlerins il a sillonné ce territoire en revenant aux sources en Terre sainte, pays aux 1000 empreintes de Bethléem à Nazareth et à Césarée, lieu intense et cosmopolite qu’il saisit sur le vif.

En approfondissant son expérience spirituelle, il fait part également de ses surprises, de ses interrogations, de ses réflexions sur le monde qui va et surtout qui va mal. A Jérusalem, Schmitt va d’abord se trouver confronté aux marchands du temple, à tout un folklore superficiel, anachronique, trop commercial pour être sincère. Mais un événement exceptionnel survient ; englué dans la foule, réglant ses pas sur les autres pèlerins, faisant la queue de palier en palier sur le chemin du Golgotha, lieu du crâne,  notre pèlerin est pris d’un malaise, soumis à un violent éblouissement.

Soudain « il se fige, il sent un regard posé sur lui qui le transperce puis l’enveloppe et le couvre ». Notre voyageur mystique bientôt tremble tous ses membres : « mon cœur s’affole, je suffoque à genoux en larmes puis une odeur m’envahit, une chaleur m’étreint. L’odeur est celle d’un être humain, un effluve de chair et de peau. Tout à coup les frissons disparaissent, Eric-Emmanuel bascule dans la joie car il réalise ce qui vient d’arriver. « Pourquoi mon Dieu, pourquoi tant d’amour, pourquoi moi, je ne mérite rien de tel ?».  Il est transporté d’émotion, sa joie n’est pas feinte. Plus tard, notre voyageur va mettre ses pas dans ceux de Jésus  avec les autres pèlerins, arpentant la Via Dolorosa en suivant, station par station, le même chemin que Jésus jusqu’à la crucifixion

Points forts

Au-delà de l’aisance du style, des effets théâtraux dont l’auteur est friand mais dont il n’abuse pas, à côté d’une  érudition confondante, c’est le cheminement spirituel, à l’intersection de  l’histoire des civilisations et d’une philosophie des religions, qui séduit et interpelle. Trois séquences particulièrement fortes dans le récit :

  • Le Chemin de Croix. C’est certainement le cœur de l’ouvrage, rythmé par les 14 stations qui ont jalonné le calvaire de Jésus. A la fois grave et léger, grâce à cette familiarité que seule une plume comme celle de l’auteur de L’Evangile selon Pilate peut se permettre, le parcours se poursuit sur un ton incisif et naturel, souvent dramatiquement réaliste : à la cinquième station le Christ se retourne vers Eric-Emmanuel : « Et toi veux tu m’aider à porter la croix ? Que suis-je capable de répondre ? Le problème de toute une vie ! »  se répond l’auteur, dans son imaginaire.
  • L’Esplanade des mosquées. Le carrefour des trois religions. Le lieu essentiel de Jérusalem pour l’islam avec pour décor le fameux Dôme du Rocher et sa coupole dorée qui se dresse là depuis l’an 691 ! Et en toile de fond, tous les drames et conflits qui émaillent les rapports entre les communautés. Notre pèlerin chroniqueur est littéralement subjugué et partage ses émotions avec le lecteur qui se sent tout petit. Le Défi de Jérusalem et son auteur posent et se posent une infinité de questions tout au long des 242 pages du récit. Rien de surprenant puisque « Le christianisme est un mystère auquel il reste mystérieux de croire ». « Et vous qui dites-vous que je suis ? » demandait toujours Jésus aux curieux. Mais, aujourd’hui, la question fondamentale soulignée par l’auteur demeure : « Pourquoi les peuples s’avèrent- ils incapables de se comprendre surtout quand ils vénèrent le même et unique Dieu ? » Le saura-t-on jamais ?            
  • La leçon de christianisme. Nous perçons sous la carapace l’intime de l’homme de foi, de bonne foi, devrions nous dire, tant la sincérité transpire tout au long de chaque phrase. «J’avais négligé la révolution d’une révélation » semble s’excuser notre pèlerin reporter auprès de quelques touristes québécois, assis sur un perron et dont l’esprit faisait des efforts colossaux pour intégrer la grâce du Saint Sépulcre . C’est la première fois ? lui demande-t-on « Oui, c’est la première fois, c’est la première fois que je saute d’un christianisme spirituel à un christianisme incarné. Oui, c’est la première fois que je me sens autant aimé » répond-il sans fausse pudeur. Vers la fin de l’ouvrage, à quelques instants de sa visite à sa sainteté, le pape François, E-E. Schmitt va nous « sortir » une des plus belles phrases, parce que très simple et provocatrice, de ses carnets de voyage du style : « Le christianisme persévère dans l’outrance. Non seulement il nous invite à l’impossible mais il nous convie à l’impensable  (c’est-à-dire ndlr) l’incarnation ».

Quelques réserves

Aucune. Il faut  croire  tout simplement… et c’est si bien dit, si bien écrit

Encore un mot...

  • Le drame palestinien. Il y est souvent fait référence. Le Défi de Jérusalem a été écrit quelque six mois avant les événements actuels. C’est dire que les réflexions de notre pèlerin étaient prémonitoires et révélatrices sur le drame avec l’observation de ce symbole de la rupture en Cisjordanie et à Jérusalem : le Mur, ce mur « monstrueux »  qui bouche tout et s’érige implacablement entre les deux communautés ; mais l’ironie s’ajoute au drame avec le concours d’un artiste au pochoir, Banksy, son hôtel le Walled off Hotel (cf. le Waldorf !) et ses chambres avec vue garantie sur le Mur ! Cet autre mur de la honte que l’on aurait voulu provisoire devient une galerie d’art  permanente.
  • La Cène. Le récit est truffé de détails historiques et culturels tant du côté de Pilate ou d’Hérode et du procès de Jésus que sous l’angle artistique, avec sa méditation sur le tableau de Vinci et cette interprétation plutôt inédite : Judas aurait trahi sur ordre et par amour. Pourquoi cette théorie ? « Pour couper les racines d’un antisémitisme chrétien » dit l’auteur qui rappelle qu’il avait déjà fait revivre cette scène dans son livre L’Évangile selon Pilate. Chaque  station est racontée sur une pleine page avec des titres sobres et forts  comme ici Jésus rencontre sa  mère ou  plus loin Jésus chute de nouveau. Nous découvrons au cours de ce voyage initiatique  assez exceptionnel la terre jalon de notre histoire ou chaque pierre a un sens et pendant lequel l’auteur va réfléchir et s’interroger sur le sens de la vie.            Mais toute médaille a son revers. Celui-ci serait peut- être le reflet d’une certaine mise en scène personnelle, d’une certaine autocongratulation chez l’auteur  mais on aurait peine à le lui reprocher devant un tel talent.

Une phrase

 (Au fait qu’est-ce que ce « défi » de Jérusalem ? ndlr) 
« Notre vocation est la fraternité car nous sommes les enfants du même Dieu. Le
Défi que Jérusalem pose aujourd’hui au monde est précisément celui-ci : éveiller dans le cœur de chaque être humain le désir de regarder l’autre comme un frère dans l’unique famille humaine. Ce n’est qu’en ayant conscience de cela que nous pourrons construire un avenir possible ».
François, Cité du Vatican, le 16 février 2023. Lettre à l’auteur, postface.

L'auteur

Dramaturge, romancier, nouvelliste, poète et même acteur, souvent « seul en scène », Eric-Emmanuel Schmitt est né en 1960, de nationalité franco-belge aujourd’hui. Après des études secondaires brillantes, il entre à vingt ans à l’Ecole normale supérieure (Ulm) puis passe l’agrégation de philo et le doctorat. Il enseigne pendant plusieurs années avant de se consacrer au théâtre. Premier très gros succès au théâtre, qui va décider de sa vocation : Le Visiteur, rencontre entre Dieu et Freud, la pièce aux trois Molières (2013) ; puis cela sera Variations énigmatiques (Alain Delon, Francis Huster), Le Libertin ; Frédérick, ou le Boulevard du crime  (avec J.P. Belmondo).

Plus récemment, Les dix enfants que Madame Ming n’a jamais eus. Prolifique, véritable athlète de l’écriture, il a écrit de nombreux romans et nouvelles. Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (monté au théâtre), Oscar et la dame en rosela Part de l’autrela Nuit de feu (autobiographique - 2015), Petits  crimes conjugaux (monté au théâtre), L’enfant de Noé, plus récemment Bungalow 21 (les aventures amoureuses de Marilyn et Montand) et travaille sur la Rivale (celle de la Callas !).

Membre de l’Académie Goncourt, Chevalier des Arts et des Lettres, il anime des associations culturelles d’insertion notamment (Lire pour en sortir), ou de promotion du théâtre (Truc, le théâtre pour tous).  Il a reçu  pour l’ensemble de son œuvre le grand Prix du théâtre de l’Académie française.

Directeur-propriétaire depuis plus de 10 ans du théâtre Rive gauche, il dirige le festival de la Correspondance de Grignan.

Ses chroniques sur Culture-Tops :

 

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