Il faut dire que les temps ont changé…

Du très bon remue-méninges
De
Daniel Cohen
Editions Albin Michel - 230 pages
Notre recommandation
4/5

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Thème

Ce refrain d'une chanson de Diane Tell (un succès du début des années 80) ouvre la réflexion de Daniel Cohen sur les causes possibles des mutations profondes que vit la société depuis le début des années 70. Sous les regards convergents de la sociologie, de l'économie, de la philosophie ou de la psychanalyse, il nous invite à remonter le temps des illusions perdues de la révolte étudiante à la désespérance des classes ouvrières et à la déliquescence des grandes idéologies, des fondements de la "révolution" conservatrice des années 90 à la montée des populismes en Europe et aux Etats-Unis, ferments d'un nouveau cocktail composé de repli sur soi, de libéralisme et d'intelligences numériques. La "fiévreuse actualité" de l'angoisse de la révolution industrielle s'invite à nouveau : les robots/ ou les machines vont-ils remplacer les humains ? Dans ce premier quart du 21ème siècle, ivre du développement de l'économie et des services digitaux, des réseaux et d'internet, l'incertitude de la place de l'homme aux cotés de la superpuissance des intelligences artificielles bouleverse les représentations, les idéologies, le regard que chacun porte sur la société en général et sur l'avenir en particulier.

Points forts

1- Un analyse qui croise les sciences humaines au bénéfice de la compréhension des grandes mutations que nous avons vécues depuis le milieu des années 60. Avec pour repère les idéaux de mai 68, Daniel Cohen nous propose sa vision de la déconstruction des grandes idéologies, du monde syndical, des masses et des classes, des formes de gouvernance et des économies régulées, sous les coups de butoir conjugués de l'émergence des nouvelles technologies numériques, d'une vison des rapports économiques et sociaux qu'il dit héritée du "joli mois de mai", libérée et libérale. 

2- Un livre très documenté, des chapitres courts et un point de vue sans langue de bois (ou atypique, selon votre sensibilité) sur le crépuscule des années fastes de croissance économique. Pas une idée ou un commentaire sans le soutien d'un auteur, d'un article, d'une thèse. A ce titre, il nous permet de (re)croiser les Schumpeter, Hayek, Althusser, Morin, Bourdieu, Arendt, Durkheim, Le Goff, Foucault, Lacan, pour ne citer que les plus connus d'entre eux.

3- Une démonstration intéressante des incidences de l'évolution des technologies de production, de l'offre de biens et de service, sur la sociologie des masses, la dissolution du sentiment de classe sous les tiraillements entre la contrainte (de vivre dans un modèle hiérarchisé vertical- dans l'entreprise, la famille, la société) et le désir (de liberté, de transversalité, d'auto régulation, d'immédiateté et de démocratie participative). 

4- Cohen dresse finalement le constat que les idéaux de mai 68 (liberté, jouissance, auto gestion…) ont imprégné l'émergence de la société digitale, affranchie des institutions, égocentrée (et centrique…), ultralibérale, enivré de l'exposition de soi dans  un présent continu, offerte par les réseaux sociaux et les smartphones. Cette mutation profonde de notre société fascine et inquiète ("l'évaporation du nombre de travailleurs est à l'origine de toutes les peurs"), par la puissance des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et l'omniprésence de l'intelligence artificielle dans notre quotidien et notre futur. Comment ne pas penser à un épisode aux accents prémonitoires de la série télévisée Black Mirror,  Chute libre, traitant - à l'image de la Chine aujourd'hui - du contrôle des individus par leur notation sur les réseaux sociaux.

Quelques réserves

1- Un titre assez peu explicite pour faire comprendre l'esprit de cet essai.

2- Présent dans ce livre, le stéréotype selon lequel le "progrès" est de gauche et la "réaction" de droite est parfois un peu lourd. Si l'on en comprend l'esprit et l'enracinement historique, il y a quand même quelques raisons de douter de sa validité aujourd'hui...

Encore un mot...

Constatant le vide idéologique de ce début de millénaire, ce livre s'inscrit dans les contributions récentes sur les mutations de nos sociétés "post industrielles". S'il s'attache moins à les décrire qu'à en proposer la genèse, en s'appuyant sur une analyse fine et croisée des études sociologiques et économique de ces 50 dernières années, il n'en est pas moins très instructif. Il nourrit notre réflexion sur ce qui influence et fait sens, consciemment ou non, pour l'élaboration d'un projet de société qui laisse à l'homme la plénitude de décider des formes de son avenir. 

Comme le disent aujourd'hui quelques autres illustres experts (Yuval Noah Harari, Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee…), le salut résiderait dans le contrôle éthique et réglementaire des empires constitués par les géants de l'intelligence artificielle. Ce débat anima la première moitié du 20 siècle pour contrôler le développement des conglomérats industriels. L'histoire se répète ? Dans l'esprit si ce n'est dans la lettre semble dire Daniel Cohen. Et à la grande question - la place de l'homme dans tout cela - il répond avec un certain optimisme : les technologies ont libéré l'homme de beaucoup de servitudes mais elles ne le remplaceront probablement jamais dans son essence, qui est faite d'empathie, de capacités d'interprétation et d'invention. Une analyse éclairante, sans jargon, accessible et utile.

Une phrase


- "L'avenir du travail humain, sa déqualification ou au contraire sa montée en gamme, dépendra de la manière dont la société sera capable d'imaginer de nouvelles complémentarités entre l'homme et la machine." P 194

- "Le monde numérique a importé (certaines de) ses mythologies de la contre-culture des sixties, en lieu et place de celles qui structuraient le monde industriel, lui-même héritier d'une conception verticale, religieuse, de la société." P 200

- A propos de la verticalité de la société industrielle : "Il est possible d'affirmer que la société numérique a balayé cet héritage […] en lui substituant un nouvel imaginaire social. […]. En reprenant l'idéal "rhizomatique" d'horizontalité, [comme un rhizome qui se développe sous terre pour donner naissance à une multitude de plantes "clones"] voire de gratuité, la société numérique a crée un système où "tout se tient". Il faut être en ligne - au foyer comme au bureau." P 228

L'auteur

Daniel Cohen est économiste. A ne pas confondre avec le généticien, co auteur de la première carte du génome humain, lui aussi français, co fondateur du laboratoire Généthon, enfant du Téléthon ! Ce Daniel là est donc membre fondateur de l'école d'économie de Paris, ancien membre du Conseil d'analyse économique, professeur d'économie à l’École Normale Supérieure. Les transformations du capitalisme et de la société industrielle sont de ses sujets de prédilection. Il a écrit de nombreux essais et reçu de nombreux prix, dont le prix du livre de l'économie, en 2000 et en 2012.

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