Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage
Traduit de l’anglais par Gabriel Boniecki
Parution Janvier 2023
368 pages
22,90 €
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Thème
Les questions de l'esclavage, de la colonisation, de la réparation de ce que certains énoncent comme crime contre l'humanité, sont de plus en plus présentes dans le débat public. Que l'on s'en passionne ou que l'on s'en étonne, Kris Manjapra, historien africano-indien, professeur d'université aux Etats-Unis, en interroge les racines. Son analyse repose sur le constat de la distance qui sépare la célébration des abolitions, de la fin du XVIIIème et dans le courant du XIXème siècle, de la liberté réelle et des compensations offertes aux Afro-américains au cours des processus d'émancipation engagés à ces époques.
Son exposé s'appuie sur les sources juridiques (actes constitutionnels, décrets) et les témoignages d'anciens esclaves et affranchis, militants avant l'heure de ces fameux droits civiques rendus visibles par les mouvements noirs aux Etats-Unis dans les années 1960.
Il y constate et souhaite démontrer, en scindant son analyse par continents ou espaces coloniaux (aux Etats-Unis, en Haïti et dans les Caraïbes, dans les Empires anglais, français, espagnols, de l'Europe du Nord) que les abolitions n'ont conduit qu'à masquer la perpétuation du modèle esclavagiste jusqu'au XXème siècle. Il démontre que si la question des réparations accordées aux propriétaires d'esclaves du fait de la "liberté" qui leur fut accordée a été prise en compte par tous les pays occidentaux (Etats-Unis compris), celle de la réparation des violences et dépossessions de la servitude n'a (presque) jamais été accordée aux anciens esclaves noirs. Pourtant de nombreux militants noirs, et bien peu de "blancs", ont défendu dès les premières abolitions, cette question à leurs yeux profondément humaine et légitime. Cet essai raconte en particulier leurs combats et leurs difficultés, le peu de cas fait dans l'histoire officielle de cette question, les réduisant, selon son point de vue, en "fantômes noirs de l'esclavage".
Points forts
Cet essai bien écrit et bien traduit (à une nuance près, voir les réserves) est richement documenté, bien construit et extrêmement facile à lire.
Le récit de ces luttes pour une liberté réelle des hommes et femmes réduits en esclavage - ici la communauté noire issue d'Afrique et employée dans les plantations des Amériques comme de l'Océan indien - pourra constituer pour beaucoup de lecteurs une révélation, tant il est vrai que les abolitions ont fait l'objet de véritables célébrations sur les chemins des droits de l'homme. Mais bien peu est dit sur leur mise en œuvre réelle, sur la portée concrète de "l'émancipation". A lire Kris Manjapra, cette histoire-là est édifiante tant le chemin, en particulier dans les États de l'Union, avant et après la Guerre de Sécession, entre les paroles et les actes fut abyssal. A ce titre, il entend démontrer que les Etats du Nord ne furent pas les antis esclavagistes vertueux que l'histoire officielle colporte, et en particulier, l'image d'Abraham Lincoln en est sérieusement écornée.
Si la thèse peut surprendre, elle est incontestablement bien documentée, en particulier sur toutes les dispositions qui furent mises en place, aux Etats-Unis comme dans les pays européens, pour limiter la liberté des affranchis, maintenir de nombreuses formes de discriminations dans le but de préserver des commerces parallèles et une servitude de fait.
Il y démontre également que l'absence de réparations, -"16 hectares et une mule", qui fut le symbole de promesses de propriétés faites et non tenues - explique la détresse morale et sociale de très nombreux anciens esclaves, rendus à une certaine forme de liberté, dépourvus de moyen de vie décente et autonome.
Cet essai montre enfin la détermination de quelques hommes lettrés, noirs instruits et influents malgré les mouvements pro-esclavagistes, pour faire prendre conscience de la nécessité d'un affranchissement réel et de réparations concrètes. Et il est intéressant de noter que de nombreuses femmes prirent part de façon active à ce combat, à travers des associations de bienfaisance, nées la plupart au XIXème siècle. Il apporte également des éléments intéressants à la compréhension de la naissance et du développement du mouvement panafricain à partir du milieu du XIXème siècle.
Il pose enfin la question de la définition "une abolition juste", que seule la victime "esclavisée" aurait été légitime à définir - ce qui ne fut pas le cas, il faut le reconnaître.
Une quarantaine de pages de notes et références bibliographiques complètent l'ouvrage.
Quelques réserves
Si le substrat historique, les sources présentées, la structure rigoureuse de la démonstration constituent d'incontestables points forts, certaines références de l'auteur ne manqueront pas de choquer certains. Sans s'étendre dans le détail, l'usage d'un vocabulaire militant évoquant souvent le "suprémacisme blanc", les puissances impériales, les grandes entreprises capitalistes prédatrices, les élites complices, "la politique anti noire mondiale", le "racialisme"… tient plus de l'affirmation idéologique que de la démonstration rigoureuse. Selon votre sensibilité, vous relèverez plus ou moins ces "mantras", qui, de mon point de vue, et je le regrette, nuisent au développement de la thèse.
Enfin, si la traduction me semble de belle qualité, le terme de "fantomisation", qui sert à évoquer ce pan de l'histoire caché ou insuffisamment pris en compte, ne semble ni clair ni didactique au regard de la finalité de l'ouvrage. Pour les linguistes, je livre le titre anglais de l'édition originale, peut-être plus éclairant : "Black Ghost of Empire : The long death of slavery and failure of emancipation".
Encore un mot...
Sur la question de l'abolition de l'esclavage et de ses éventuelles réparations, les débats sont toujours tendus outre-atlantique, et parfois aussi, outre-méditerranée. Pour le comprendre, il faut sortir de sa zone de confort et lire cet essai.
Après l'abolition - Les Fantômes noirs de l'esclavage aborde le sujet très sensible de la réparation des dommages moraux et matériels de l'esclavage. Son contenu historique expose un point de vue sans doute peu connu du grand public, et s'il est manifestement partisan, il n'en est pas moins éclairant pour comprendre les mouvements dits "indigénistes".
Imprégné de la culture et de l'histoire anglo-saxonne, et singulièrement de l'état de la question aux Etats-Unis, il donne beaucoup de clefs pour comprendre ce mouvement aujourd'hui présent en Europe. Les conséquences asymétriques des abolitions, l'iniquité des lois "Jim Crow" apparues après la Guerre de Sécession, la douloureuse naissance du mouvement pour les Droits Civiques, le maintien d'un racisme profond dans une partie des Etats-Unis expliquent l'actualité des thèses racialistes qui argumentent de la négation de l'identité des peuples non européens par un "suprémacisme blanc", porté par l'homme blanc, capitaliste, chrétien.
S'il apporte beaucoup d'éléments de preuves sur l'absence d'une justice réparatrice, au moins dans les années 1850 à 1900, il apporte bien peu de preuves de la bonne foi et des efforts faits par les humanistes et démocrates occidentaux, au cours de ces décennies et siècles passés, pour une émancipation et une citoyenneté retrouvées. De ce fait, si la thèse est intéressante, elle est incomplète, ou partisane.
Replacé par l'auteur dans le contexte des réparations accordées après les génocides et dictatures du XXème siècle - Allemagne vis-à-vis de la communauté juive, Rwanda, Afrique du Sud, Argentine - cet "essai pour témoigner et surveiller", est une pierre apportée au débat, un témoignage à recevoir sur une blessure profonde qu'il n'entend pas laisser se refermer.
Une phrase
- "Des politiques et des lois regroupées sous le nom d’ "émancipation" ont concrétisé les idéaux abolitionnistes. Mais nous le verrons, dans de nombreuses sociétés, ces processus juridiques, politiques et institutionnels ont aggravé le traumatisme historique que représente l'esclavage, consolidé le suprémacisme blanc et la discrimination envers les Noirs. En effet, sous des formes nouvelles, les émancipations ont réactivé et maintenu le système des castes raciales né de l'esclavage : aujourd'hui encore, c'est lui qui structure l'inégalité des chances dans nos sociétés." P 16
- "Du Bois s'empare alors du "Problème des Nègres de Philadelphie" pour attirer l'attention sur celui du suprémacisme blanc. Publié en 1899 sous le titre The Philadelphia Négro, son étude explore les raisons pour lesquelles les formes de l'esclavage se maintinrent si longtemps après son abolition formelle. Du Bois dévoile la dynamique du racisme systémique, qui se perpétue surtout grâce aux structures légales, impersonnelles, aliénantes et unilatérales qui empêchent toute relation équitable, bien plus qu'à travers des préjugés individuels." P 69
- "Tous les processus décrits dans les chapitres précédents tissent des liens avec les populations et le territoire africain. Si on les examine en bloc, une observation s'impose : en Afrique, toutes les abolitions coloniales reposèrent sur la mise en place de nouvelles formes servitude, elles mêmes liées à une guerre mondiale contre les Noirs et leur souveraineté." P 213
L'auteur
Kris Manjapra est professeur d'histoire à l'Université Tufts (près de Boston) aux Etats Unis. D'origine Caraïbe, diplômé de Harvard, il est un spécialiste de l'histoire post coloniale. Les Fantômes noirs de l'esclavage est son premier ouvrage traduit en français.
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