1939 – 1945 La Guerre mondiale des services secrets

Fascinant… mais décryptage par la machine de Turing souvent nécessaire !
De
Rémi Kauffer
Perrin
Parution le 22 août 2024
496 pages
25 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Rémi Kauffer, le grand historien du renseignement, le spécialiste de la guerre secrète et des maîtres de l’espionnage mondial, nous décrit, en 450 pages, les batailles de l’ombre entre 1939 et 1945. Nous allons, au fil des pages, de découverte en découverte. Près de 20 thèmes regroupent les grandes manœuvres et les coups bas de milliers d’opérateurs, Britanniques, Allemands, Japonais, Français, Américains ou Russes et même Chinois, grandes figures ou seconds couteaux, services secrets d’espionnage ou de contre-espionnage, agents doubles ou triples, qui ont animé ces combats et influé sur le cours de l’Histoire européenne. Par exemple, des chapitres parmi d’autres : « Hitler dupe Staline » - « le Trafalgar du renseignement américain » - «Tout bascule à Alger » - « La France, champ de bataille » - « Les technologies de l’ombre » - « L’attaque sicilienne », avec le concours inavouable de caïds du milieu dont Lucky Luciano - « Le grand jeu de la déception », mot et concept anglais,  morceau de bravoure sur la désinformation et l’intoxication, les fake news de l’époque (les dessous de L’Opération Overlord par exemple). Le livre se termine sur la fausse alliance entre Américains et Chinois, chapitre dans lequel on démontre que l’OSS américaine a fait le lit du communisme. 

Points forts

  • Les enjeux stratégiques. L’auteur met en scène, comme dans un film de James Bond, mais en seulement 5 ou 6 lignes, les dizaines de faits d'armes illustrant les fameuses déceptions (ou intox) qui ont conduit à des prises ou conquêtes spectaculaires. Ainsi, par deux fois, l’exemple de la fausse vareuse ou de la fausse serviette comme oubliées dans une vieille Ford tombée dans un ravin ou à côté du corps d’un combattant en uniforme. Dans la serviette, un faux plan et un faux ordre de mission. Sont ainsi évoquées les Opérations Error contre les Japonais, puis Raspoutine, ou encore Wallaby à Sumatra, selon le même subterfuge. Se succèdent, dans des affrontements sans merci, en Asie du Sud- Est ou au Moyen Orient, des opérations bâties selon le même principe. A la manœuvre, le frère aîné de Ian Fleming, le créateur de James Bond, un certain Peter Fleming, au plus près des combats en Birmanie, sous les ordres du fameux Lord Mountbatten en 1942. Deux autres séquences encore plus spectaculaires mettent en exergue l’influence de la déception : juste avant la bataille de Normandie, les hésitations de la Wehrmacht et les atermoiements de Hitler face au débarquement attendu à Dieppe puis à Dunkerque, puis encore en Norvège où le Führer a cru bon de dépêcher 300 000 hommes qui feront cruellement défaut lors du D Day en Normandie. Le flottement de l’armée et la chute de l’amiral Canaris conduira à la mainmise de Himmler et des SS sur les services secrets nazis. L'Abwehr sera réduite à la portion congrue. 

  • Autre point fort, la bataille de L’eau lourde, indispensable à la fabrication des premières bombes A, dans laquelle la Divine, autrement dit Greta Garbo, joua un rôle essentiel, mais discret, digne d’une espionne de haut vol. Suite à l’écoute indiscrète de conversations, dans l’entourage du roi de Suède Gustave V, entre Niels Bohr, l’inventeur de la physique quantique et Heisenberg, autre prix Nobel de physique, l’actrice sera à l’origine de l’échec de la livraison du précieux oxyde de deutérium à l’Allemagne et de l’exfiltration aux Etats Unis du grand savant danois. 

  • Enfin, et ce n’est pas le moindre détail, on apprend beaucoup sur le rôle ou l’influence de Hitler, chef de guerre. Il donne, se fiant à son intuition, le feu vert ou rouge sur tout ce qui bouge.
  • La documentation riche et le souci du détail.
    Quittons le domaine militaire. L’espionnage pur et l’infiltration des services secrets et du pouvoir sont très bien traités en profondeur, notamment dans le chapitre « Hitler dupe Staline ». Bien que cet épisode de l’espionnage sur une grande échelle ait été souvent évoqué par ailleurs, on ne résistera pas au plaisir de suivre avec l’auteur les grandes lignes de l’odyssée des espions de Cambridge. En 1934 Adrian Philby, surnommé Kim, rencontre une jeune militante communiste juive, Lizzy. Très amoureux, ils ne tarderont pas à se marier puis à se faire recruter par l’INO et la Loubianka, services secrets soviétiques. Puis à gravir progressivement et « sournoisement » tous les échelons de l’establishment britannique avec leurs camarades étudiants à Cambridge : Blunt, Maclean, Burgess, John Cairncross et ce, sans éveiller le moindre soupçon : un coup de génie.

  • Un certain art de la dramaturgie.
    La mise en scène des « théâtres » d’opérations, l’intoxication par les fausses informations et la mise en place de leurres par les armées et service secrets alliés surgissent, pratiquement à chaque page, mais c’est dans le chapitre intitulé l’attaque sicilienne que la manœuvre apparaît comme la plus osée et la plus spectaculaire. De quoi s’agit-il ? L’organisation secrète des Britanniques dénommée entre eux « le Club », réunissant à peu près 120 agents, imagine de fournir aux Allemands en pleine Méditerranée un cadavre porteur de faux documents propres à détourner leur attention de la Sicile, prochain objectif des Alliés. Le fameux « Tar Robertson » trouve l’idée excellente. On confie la régulation à un jeune officier de la RAF pour mettre au point l’opération «chair à pâté» (mincemeat en anglais). L’opération a été décrite dans un livre fameux, L’homme qui n’a jamais existé, et dans un film au titre évocateur, La Ruse, avec Colin Firth. Le livre de Rémi Kauffer raconte  le montage de l’opération dans les moindres détails comme dans un véritable roman policier. On récupère en gare de Saint Pancras le cadavre d’un pauvre bougre, un marginal désespéré et suicidé. Changement d’identité et le voici revêtu d’un uniforme d’officier britannique et porteur de faux documents suggérant  de façon subtile un débarquement prochain. On le retrouve Major des Royal Marines. Monsieur William Martin était (puisqu’il est « noyé ») commandant attaché à la direction des forces combinées. Effectivement, son avion s’était « crashé » à cet endroit de la côte andalouse. Tous les détails pour accréditer la thèse étaient prévus : sur lui, factures, relevés de banque, une bague de fiançailles : Martin était fiancé (d’après une info fuité depuis le M15) à une certaine Pamela - la photo est dans son portefeuille - paquet de cigarettes entamé, tickets d’autobus, trousseau de clés. Plus spectaculaire et « véritable  morceau de bravoure de l’affaire », des lettres de mission du général Eisenhower  enfermées dans sa mallette accrochée à la main par une petite chaîne, etc.                                                                                                                               Décembre 45. Pour l’anecdote, un dernier coup d’éclat pacifique au crédit de la France. Raymond Hamel, officier de la DGER, kidnappe une sacrée pointure : l’ingénieur autrichien Ferdinand Porsche qui inventera un petit bijou, la 4cv Renault (la 4 pattes) en 1946… avant de repartir libéré, assister au succès de sa Coccinelle, créée en 1938 suivant les instructions du Führer    

Quelques réserves

  • Des risques de confusion. L’ouvrage est tellement fouillé, les détails tellement abondants, les retournements de situation si fréquents et imprévisibles, que le lecteur risque d’être pris lui-même dans des entrelacs de « déceptions ». Certains espions changent de noms toutes les trois lignes, le moindre petit chien joue  aussi son rôle. Quand BAB, c’est le nom d’un héros à quatre pattes, est malade, c’est un drame pour sa propriétaire, l’agente infiltrée Lily. On est plongé dans les préparatifs du débarquement d’un convoi allemand capté sur Enigma que déjà, au bout de six lignes, on s’aperçoit que c’est une fausse nouvelle. On est perdu par moment entre les alias, les noms de code, les abrégés. 
    Par exemple: « Popof part bientôt pour Lisbonne rencontrer son officier traitant Kremer von Auenrode,  alias Ludovico von Karsthoff, le chef de la KO portugaise ». Avant qu’il ne regagne Londres, cet aristocrate autrichien lui confie les coordonnées de l’agent allemand sur place, le tchèque Georges Kraft, alias Girafe. Le 20 décembre 1940, Düsco atterrit en Angleterre pas pour rencontrer Graf déjà retourné par le M15 comme il se doit, mais «Tar» Robertson. Il faut se reporter 15 lignes plus haut pour se souvenir que Düsco est le nick-name d’un play-boy serbe qui marche à la voile et à la vapeur, une taupe de sa Majesté. Quelque temps plus tard, il se fera appeler Skoot puis Tricycle, encore plus explicite… et savoureux. Comment s’y retrouver ? C’est un livre d’espionnage sur l’espionnage. Il nous faudrait par instant la machine de Turing pour décrypter certains passages

  • Des points de vue et un éclairage trop souvent favorables aux Alliés. Les faits d'armes, les complots et les déceptions tournent presque toujours à l’avantage  des espions ou commandos alliés,  surtout britanniques. Les actions des services secrets alliés, notamment Français et Américains, mériteraient certainement une analyse plus critique, par exemple les failles (et c’est peu dire) de l’OSS. De même, l’attaque couronnée de succès, avec la mort du grand amiral Japonais Yamamoto dans le ciel de Guadalcanal, à un contre deux (9 chasseurs Zéro contre 18 Lightning), vengea le drame de Pearl Harbor, un peu facilement et surtout tardivement. Si Yamamoto avait survécu, la guerre avec le Japon aurait duré bien davantage, sauf bombe atomique bien sûr. Et sur Pearl Harbor justement, Rémi Kauffer est étonnamment discret !

Une phrase

[Une déception d’envergure pour garantir le succès d’un débarquement en Sicile:]
« Le débarquement en Sicile (nom de code Husky) est à l’ordre du jour. 160000 soldats alliés sont sur le pied de guerre. Or, en face 300 000 soldats de l’Axe sont sur site. Pour éviter un désastre, le mieux serait évidemment « d’amener l’Axe à dégarnir non pas la défense italienne, figure connue de tous les joueurs d'échecs, mais la défense de la Sicile ». Comment ? En persuadant Hitler que les alliés ourdiraient un débarquement en Sardaigne et en Grèce. A la mi-avril 1943, l'État-major interallié endosse un programme global très complexe de désinformation stratégique appelé « Barclay », [Par exemple] la création d’une fausse 12ème armée britannique, une unité imaginaire aux objectifs aussi fallacieux qu’elle-même, sous le commandement de Bernard Montgomery, le vainqueur d'El Alamein. Les Allemands iront s’engluer en Grèce… » Page 370

L'auteur

Rémi Kauffer est historien du renseignement, enseignant, journaliste collaborant au Figaro Magazine, au Figaro Histoire, au Point ainsi qu’à Guerres et Histoire. Il a écrit et publié en nom propre une quinzaine d’ouvrages sur le sujet de l’espionnage, sur les armées de l’ombre et les guerres secrètes. Par exemple : Les Espions de Cambridge (2022, Perrin), Les Femmes de l’ombre (2019, Perrin), Les Hommes du Président (2018, Perrin), Les Maîtres de l’espionnage (2017, Perrin), Le Siècle des quatre empereurs (2014, Perrin), mais aussi des livres sur l’OAS (1986, Fayard et 2002, Le Seuil) et un ouvrage sur André Malraux (Le roman d’un flambeur, 2001, Hachette). En collaboration avec Roger Faligot, L’Histoire mondiale du Renseignement (Robert Laffont, 1993), et bien d’autres.

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