Les aventuriers de la mémoire perdue Léonard, Érasme, Michelet et les autres
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Thème
Dès le prologue, aussi contemporain que faire se peut, nous voilà à bord de la caravelle de l’auteur Jean-Christophe Saladin, amiral d’une Europe florentine, milanaise, vénitienne, française, allemande, flamande, espagnole, portugaise et anglaise. Chacun dissimule le cahier de ses ambitions tantôt silencieuses, tantôt guerrières tandis que, sur le devant de la scène, rois et souverains pontifes croquent le monde à belles dents. Dans l’ombre, ceux qui subissent : illettrés ou peuples ne connaissant que les langues vernaculaires. Bruegel l’ancien, Quentin Metsys et Holbein en seront leurs portraitistes d’un pays à l’autre, puis viendront les maîtres italiens Leonard de Vinci, Uccello et Mantegna.
Une fièvre d’aller toujours plus loin s’empare des géographes et des meneurs d’hommes. Turcs, Portugais et Espagnols n’ont qu’un dessein en tête : découvrir et conquérir. Si la géopolitique n’a pas encore ce nom, les ambitieux portent leurs regards, qui sur la Chine et l’Inde, qui sur l’ouest au-delà de l’Atlantique. Espagnol pour les uns, portugais pour les autres, l’avenir des nouveaux mondes scintille comme un diamant dans ce siècle éblouissant.
Le livre, naguère, objet de luxe réservé aux élites en raison de son coût de fabrication, connaît ses grandes heures avec l’arrivée des imprimeurs allemands, celle de Gutenberg qui est décisive dès 1455 et sera relayée à Paris par la famille Estienne. L’image, les caractères, la baisse spectaculaire des coûts de production permettent à Cranach de produire des gravures servant la cause de Luther. Le portrait de son Pape-âne en 1523 en est l’exemple le plus scandaleux de l’époque : en arrière-plan, le château Saint-Ange à Rome et devant lui, un Pape au corps de femme couvert d’écailles de poissons, une queue assortie d’une tête de coq, le visage et les oreilles d’un âne ayant comme pieds, un sabot d’un côté et des griffes d’aigle de l’autre. L’image et le texte s’allient soudain pour ouvrir les yeux des lecteurs sur la duplicité du monde qui les entoure. Une révolution du jugement est en route et, dès 1540, la médecine en profite pour sauter d’Hippocrate à Vésale, un brabançon venu faire ses études à Paris.
En 1543, après avoir disséqué quelques cadavres, il publie le livre le plus avant-gardiste de la médecine de son temps La Fabrique du corps humain. Les astronomes, qui avaient toujours connu une terre immobile et le soleil tournant autour d’elle, lui emboîtent le pas. L’arrivée, en 1512, du chanoine polonais Copernic échauffe les esprits en affirmant que la terre se déplace dans le cosmos tandis que le soleil reste immobile. Le danois Tycho Brahé, l’allemand Kepler et le florentin Galilée lancent la balle un peu plus loin ébranlant la création du monde vue par la scolastique millénaire. Le doute est né et avec lui, une attraction pour la philosophie et les sciences. Les Lollards anglais (marmonneurs) et les Hussites de Prague, en feront les frais, Jean Huss étant brûlé vif le 6 juillet 1415. Les guerres de religion en découleront et seront le prix à payer, l’avance majeure de l’Europe perdurant jusqu’au début du vingtième siècle.
Points forts
La magie d’une plume enjambant la féodalité pour nous livrer la Renaissance d’une Europe en plein essor. Sur 575 pages, un auteur éblouissant dans un exercice des plus difficiles : ne pas lasser le lecteur. Son savoir, allié à un humour subtil, est sans cesse en alerte comme s’il tournait sous nos yeux un globe où s’est inscrite l’histoire du monde. Les arts, les sciences et les techniques déploient leurs éventails, y accueillant astronomes, écrivains, philosophes, théologiens, imprimeurs et médecins. La légèreté narrative épouse l’encyclopédisme d’un Jean-Christophe Saladin au sommet de son talent.
Quelques réserves
Le marathonien fait une pause (certes méritée mais …) dans une troisième partie où poètes, prosateurs et satiristes s’agitent, de Dante à Cervantès, rassasiant le lecteur prêt à crier grâce devant un buffet trop garni.
Encore un mot...
Une fresque magistrale. Médusé et ravi, le lecteur ne fait pas que la contempler, il y vit avec la sensation d’un cheminement partagé. Du grand art !
Une phrase
Au sommet, ceux qui savent le latin, tels que les clercs, les médecins et les juristes. A eux, Dieu, la science et la loi…ceux que nous nommons les artistes (peintres, sculpteurs etc) relèvent des arts « mécaniques » et sont fort mal considérés.
Le monde supposé homogène de la chrétienté médiévale est obsédé par deux groupes qui lui résistent obstinément en lui contestant la primauté religieuse, à savoir les juifs (à l’intérieur), et les musulmans (à l’extérieur).
Citée par l’auteur, je ne résiste pas à y insérer ce texte d’Erasme d’une singulière ressemblance avec ce que le monde traverse sous le règne du Covid 19 :
« Imaginez maintenant un homme comme on en rencontre fréquemment de nos jours : il ignore les lois, est plutôt hostile au bien général mais intéressé par son bien particulier, asservi aux plaisirs, ennemi du savoir, ennemi de la liberté et de la vérité, totalement insensible au salut de l’Etat mais il mesure tout à l’aune de son désir et de ses intérêts. Et voilà que vous lui donniez le collier d’or, symbole de la réunion de toutes les vertus, puis la couronne ornée de pierreries, pour l’inciter à dépasser les autres par l’ensemble de ses vertus héroïques. »
L'auteur
Jean-Christophe Saladin, docteur en histoire, ancien chef d’entreprise et metteur en scène de théâtre, a créé la collection Le miroir des humanistes aux Belles Lettres. Il est l’auteur de La bataille du grec à la Renaissance (Les Belles Lettres, 2004), Bibliothèque humaniste idéale – de Pétrarque à Montaigne (Les Belles Lettres, 2008), Les Adages d’Erasme (Les Belles Lettres, 2011), d’un Eloge de la folie illustré par les peintres de la Renaissance du nord et du Cantique des cantiques aux éditions Diane de Selliers (2013). Précédant Les aventuriers de la mémoire perdue (Les Belles Lettres, 2020), il a publié un Eloge de la Folie d’Erasme en édition bilingue aux Belles Lettres en 2018.
Le clin d'œil d'un libraire
Librairie Delamain, la main dans la main depuis 3 siècles
Entrez avec nous chez Delamain, s’il vous plait. Découvrez les trésors de cette librairie exceptionnelle ; primo, parce que c’est la plus ancienne de Paris (1708), secundo, parce que les lecteurs les plus exigeants et cultivés de la capitale s’y pressent : abonnés et artistes de la Comédie Française, conseillers au Ministère de la Culture juste en face, visiteurs du Musée des Arts déco de l’autre côté de la rue de Rivoli, et les amoureux du Louvre bien sûr ; tertio, parce que vous entrez chez feu Jacques Chardonne, de son vrai nom Jacques Boutelleau, qui a repris ce vénérable temple de la culture aux côtés de Maurice Delamain en 1920 et, non solo sed etiam, parce que l’achalandage mixte réuni ici est unique dans le monde de la librairie : les livres anciens les plus précieux côtoient les dernières éditions de la littérature, de la philosophie et des sciences humaines. Ils vous sont proposés et commentés par 8 libraires qui vous prennent par la main dans un décor de rêve propice à la réflexion.
Jonathan Camus, au passage, nous recommande La vengeance m’appartient, le dernier livre de Marie Ndyaye (bientôt chroniqué sur Culture-Tops) ; La Familia Grande (de Camille Kouchner), un peu comme tout le monde en ce moment, mais surtout un Julien Gracq original, Noeuds de vie (chroniqué cette semaine sur Culture-Tops), recueil de textes inédits paru aux éditions Corti, une ode à la littérature vraie, d’une exigence stylistique absolue. Laissez conduire vos pas vers le Palais Royal pour tendre la main (pardon, le coude) à Delamain, qui a dû fermer 4 mois, cumulant la Covid et des travaux de rénovation saluant l’entrée de la librairie dans la grande famille Gallimard. Effet vitrine garanti.
Delamain, 155 rue Saint-Honoré 75001, métro Palais Royal ou Louvre
Texte et interview réalisés par Rodolphe de Saint-Hilaire pour la rédaction de Culture-Tops.
Commentaires
Merci pour votre commentaire enthousiaste et documenté.
L'auteur
Vous méritez grandement un prix littéraire pour cette fresque inoubliable. Bravissimo.
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