Rossignol à la langue pourrie
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Thème
Construit autour de six poèmes de Jehan Rictus, ce spectacle donne vie à une galerie de silhouettes : enfant battu, jeune fille séduite, bousculée voire forcée, mère âgée, jeunes abandonnés à la violence des rues, prostituée, père poivrot, abusif et violent, délinquant condamné, tout un petit peuple bigarré de très pauvres gens qui, éreintés par la misère et tourmentés par les affres de la faim, sont pétris d’amertume.
- Les Petites Baraques, 7 ans ; La frousse ; Idylle ; La Charlotte prie Notre-Dame durant la nuit du Réveillon ; La Jasante de la Vieille ; Berceuse pour un Pas-de-Chance : tous ces fragments de vie permettent de braquer la focale sur ces anonymes, perdants de la modernisation, de l’urbanisation et de l’industrialisation de l’Europe, particulièrement les enfants et les femmes, ces figures des marges du peuple que l’on qualifie de “barbares“ d’abord, puis “d’Apaches“ ensuite, pour décrire la réalité de la pauvreté vécue.
Points forts
La très originale langue argotique de Rictus, totalement déstructurée, triviale, chaotique et échevelée, à la fois réelle et réinventée, livre parfois de purs éclats de poésie et produit des images très fortes.
L’absence de misérabilisme et de plat réalisme de la mise en scène est louable.
Enfin il faut dire un mot de l’émotion exprimée par les spectateurs, qui semblent en être presque étonnés à la sortie du spectacle.
Quelques réserves
Reste qu’on peut ne pas aimer le parti d’esthétisation de la mise en scène et du jeu. Dans le très beau cadre qu’offre la cave voutée de l’Essaïon, les dizaines de bougies allumées sont superbes certes et leur lueur vacillante convient aux différentes scènes. Mais ceci donne au lieu une allure d’Eglise ou de crypte qui détonne passablement avec le propos.
Certes, la comédienne est habillée sobrement mais cette sobriété même est si chic et de bon aloi (la souplesse et les plis fins de la chemise blanche, la somptuosité de la robe moirée) qu’elle n’échappe pas au pittoresque et qu’on en est comme froissé pour les personnages qu’elle interprète.
Sa gestuelle très marquée, assez violemment expressionniste, parfois et même outrée, fait écho à l’espèce de violence et/ou de dégoût qui colore le texte et laisse penser que, tout bien pesé, Rictus n’aimait pas le peuple tant que ça…
Encore un mot...
Ce spectacle met en exergue les difficultés et les limites de ce que serait un “théâtre populaire“ : théâtre du peuple, pour le peuple, qui montre le peuple, qui parle en son nom ?
Il y a du Céline dans la démarche de Rictus, dans le recours à ce langage parlé, argotique rythmé et elliptique et sa syntaxe fragmentée aux vertus hallucinatoires. Mais du Céline aussi dans ce mélange de compassion et de dégoût qui affleure et qui n’est sans doute pas étranger à l’admiration que lui porteront les grands noms de l’extrême droite, de Charles Maurras à Léon Daudet.
Mais contrairement à Céline, Jehan Rictus a fait partie du peuple à un moment de sa trajectoire de déclassé : il a vécu dehors, parmi les clochards, et les "petites frappes", et les souteneurs, qui faisaient le "charme" de ces lieux où les bourgeois allaient s'encanailler, dans le bal du Moulin de la Galette, et profiter de la misère des jeunes filles et des femmes. Des lieux où, de temps à autre, un de ces bourgeois recevait un "coup de surin", victime d’un ce ces personnages mis en scène par Aristide Bruant, vedette incontestée de la Butte, avec Jehan-Rictus, Gaston Couté, et tant d'autres.
Ces familiarités repérables avec les uns ou les autres soulèvent évidemment un tombereau de questions sur l’interprétation de cette œuvre, ainsi que sur l’utilité sociale du théâtre, sa fonction politique et son ouverture à tous les publics. Questions qui ne seront pas tranchées ici.
Une phrase
Jasante de la vieille :
« Oh ! Louis, si c’est toi, tiens-toi sage ;
sois mignon... j’arr’viendrai bentôt,
seul’ment, fais dodo, fais dodo
comme aut’fois dans ton petit lit,
tu sais ben... ton petit lit-cage ?
Chut !... c’est rien qu’ ça... pleur’ pas j’te dis,
fais dodo va... sois sage, sage,
mon pauv’ tout nu... mon malheureux,
Mon petiot, mon petit petiot. »
L'auteur
Jehan Rictus - Gabriel Randon de son vrai nom - est l’auteur de deux livres, Les Soliloques du pauvre en 1897 et le Cœur populaire en 1914, dont la critique sociale est plus marquée et dans lesquels, instruit par les moments de misère qu’il a vécu lors de son passage par la rue, il se fait le chantre des miséreux. On lui doit aussi un roman Fil de Fer.
Il donna une voix et un corps à ses poèmes dans les cabarets montmartrois, aux Quat’z’Arts puis au Chat noir, où il fut également chansonnier. Il contribua aussi à des revues : L’Assiette au Beurre autour de 1903, Comoedia, Les Hommes du jour.
Après Richepin, Rictus avait trouvé les mots pour raconter le quotidien de la pauvreté. Sa renommée dépassa vite Montmartre et ses caf’conc’, pour devenir nationale.
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