Un dernier évènement au bar sans nom
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Thème
Dans les années 50 sur la Côte Ouest, l'ambiance est déprimante, l'alcool fait des ravages, l'époque est au désœuvrement, la jeunesse semble aller à la dérive mais quelques uns préfèrent se noyer dans une écriture forcenée, sans moyens, sans thèmes de prédilection, sauf exception, parfois même sans talent, mais toujours avec une sorte de rage passionnée. Don Carpenter décrit les affres et phantasmes, émaillés de drames passionnels, de toute une faune de jeunes copains, soudés par l'amitié, adeptes de la "creative writing" qui se bat pour se faire publier , se faire un nom et accessoirement un peu d'argent.
Au fil des pages, on rencontre Charly qui , dit- on, a du talent, mais moins que Jaime, sa copine, et il en souffre car il ne sera jamais reconnu comme écrivain. Dick, qui est publié, soit, mais dans Play Boy, pour 3 000 dollars (le tarif c'était 1500). C'est son heure de gloire dans les faubourgs de Portland, mais sans lendemain . Stan, le taiseux et élève de Charly, au talent brut, et qui décrit sa vie de voleur (au sens propre). Charly le professeur, ancien de la guerre de Corée, apprécié de tous dans son atelier d'écriture, qui voit ses propres écrits sabrés continuellement par son éditeur. Son impuissance littéraire se heurte de plein fouet à l'insolente réussite de Jaime. Bref tout n'est pas rose dans un de ces bars sans nom, autour de ce dernier verre qui en appelle toujours un autre.
Heureusement il y a l'amour. Il est partout présent dans ce livre, peut être un peu trop. On croit entendre: Aimez vous les uns les autres . "Woodstock" n'est pas loin.
Une précision: une large part autobiographique nourrit l'inspiration de ce roman.
Points forts
1. Le style, encore et toujours le style : à la fois travaillé dans la précision, décontracté dans l'image, puissant dans l'expression de la relation humaine.L'écriture de Don Carpenter est magnétique parce que dépouillée. On ne peut s'extraire de la lecture des histoires des uns et des autres tant le style est fluide ; chaque mot est essentiel, chaque phrase déploie un charme magique
2. L'atmosphère épique : la frénésie créatrice en "vigueur" sur la côte californienne, le ton de l'aventure, le cynisme des uns, la fureur de vivre des autres , bref le bouillonnement culturel d'une certaine Amérique des années 50 et 60 transparait à chaque ligne de ce (soi-disant) "dernier verre...."
3. L'humour insolent, le cynisme décapant. Exemple, page 291 : "A Hollywood, les romans se font violer avant d'être massacrés" affirma F...(cinéaste) à Charly, avec un sourire plein de chaleur . Charly : "Vous voulez que je vous aide à massacrer mon bouquin(sur sa "Corée") ? - "On te laissera porter le premier coup" rétorqua F...à Charly et R..qui s'esclaffèrent !
Quelques réserves
1. Le mieux est parfois l'ennemi du bien. On aimerait sans doute que le noir soit moins noir, que le pire ne soit pas certain, que l'atmosphère de Portland soit moins lourde, que l'Oregon soit plus souriant, mais comme dit la chanson : Noir, c'est noir ! Cette sensation d'étouffement est amplifiée par l'économie et la répétition des mots . Ce roman posthume de Carpenter, comme son "Sale temps pour les braves", mérite bien le qualificatif de "roman carcéral" (au propre et au figuré) décerné par la critique.
2. Une réserve : la littérature américaine, c'est aussi autre chose. Le "Dernier verre" n'est qu'une histoire d'écrivains marginalisés, à peine en devenir, et non une histoire sur la littérature américaine de la Côte Ouest. 5 000 km séparent les protagonistes et l'auteur lui-même de l'establishment littéraire. Mais contrairement à ce qu'affirme Lethem dans sa postface, un lecteur, assoiffé de littérature et de grands espaces, pourrait se sentir exclu du Cercle restreint des personnages de Don Carpenter
3. Un manque, une frustration ? Le "Dernier verre" est un roman héroïque sans héros. Chez Carpenter, les héros sont nés fatigués. Roman noir ou roman à l'humour noir, le "Dernier verre" est paradoxalement " lumineux", mais d'une lumière rare, celle d'un diamant noir.
Encore un mot...
Le "Dernier verre", telle une tragédie grecque, c'est le théâtre des êtres enfermés dans un corps et des corps enfermés dans un destin. Comment sortir de là, comment repartir à zéro, telle est la question.
Une phrase
"Rien n'est jamais aussi pur que ce qu'on s'était imaginé enfant. Prenez l'écriture. Prenez l'amour. Prenez l'amitié."
L'auteur
Don Carpenter est un écrivain américain né en 1931 à Berkeley (Californie) et mort, suicidé, à Mill Valley, sur la baie de San Francisco, où il a terminé une vie d'ermite et d'écrivain oublié.
Intellectuel marginalisé, il apparait comme un des derniers avatars de la Beat Génération à l'instar de son alter ego et ami, Richard Brautigan, qui a mis fin à ses jours également, dix ans auparavant.
Auteur d'une dizaine de romans, il rencontra un immense succès, auprès du public et des critiques, avec "Sale temps pour les braves" et rencontra la reconnaissance dans les milieux du cinéma comme scénariste à Los Angeles.
Fait marquant, "Un dernier verre au bar sans nom" n'a pas été publié de son vivant. Il vient d'être édité par Jonathan Lethem qui l'a complété par une dizaine de pages. Grand admirateur de Kerouac et de Bukowski, il recueillit toutes les louanges, notamment celles de Norman Mailer, qui a salué sa prose lumineuse, sa douloureuse sagesse et son humour décalé.
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