Sur un air de Fado
156 pages -
13,99 €
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Thème
Barral nous entraîne dans le Portugal des années 50 et 60, au temps de la dictature de Salazar. Il nous fait partager la vie quotidienne de Fernando Pais, un médecin de Lisbonne. Le fil narratif alterne deux périodes de la vie du héros (mais est-ce le mot qui convient ?) : la première, au cours de sa jeunesse, est dominée par la rencontre avec sa future femme Marisa, une jeune femme communiste en lutte contre la dictature ; la seconde, une dizaine d’années plus tard, durant laquelle il exerce son métier de médecin à Lisbonne. On découvrira progressivement les raisons pour lesquelles Marisa ne fait plus partie de sa vie.
Fernando n’a rien d’un héros. Il représente le citoyen ordinaire qui essaye de vivre agréablement, sans se poser trop de question, ou sans trop ouvrir les yeux sur ce qui se passe autour de lui. Barral joue beaucoup avec cette thématique, en opposant deux univers : celui d’une certaine douceur de vivre portugaise et celui d’une oppression policière. Et il montre comment ces deux états ne s’opposent pas, mais cohabitent pour le meilleur et le pire. Cela crée des personnages ambigus, comme justement le héros de l’histoire, Fernando. S’il se trouve embarqué dans la lutte contre la dictature, c’est plus par hasard, par la rencontre de femmes qu’il cherche à séduire ou par les patients qu’il soigne, mais qui vont aussi l’obliger à regarder la vérité du monde dans lequel il vit. Il va quitter la douceur relative de sa vie pour aller tâter du bâton répressif (regardez la couverture de l’album).
Points forts
Le scénario de cette BD est construit avec talent, en particulier l’habileté avec laquelle les deux périodes de vie s’entrecroisent, tout en fluidité, en se répondant l’une l’autre, comme pour insister sur le thème de l’homme ordinaire confronté à son destin. Barral n’a pas créé un héros sympathique. Fernando est rempli de défauts, notamment un égoïsme forcené et une auto-suffisance plutôt irritante. Mais c’est justement cette imperfection qui rend l’histoire intéressante. Cela permet à Barral de montrer à quoi pouvait ressembler une vie « normale » au Portugal sous Salazar. Fernando gère à priori sans trop de difficultés ses contradictions, comme celle de soigner sans états d’âme des policiers qui sont aussi des tortionnaires et, dans la foulée, de fréquenter leurs victimes potentielles, des résistants à la dictature.
Le graphisme contribue à la qualité de cette BD. Barral se concentre beaucoup sur les expressions des personnages et sur les décors. Ces derniers sont très soignés et constituent une invitation à se rendre à Lisbonne. La ville est belle, que ce soit dans ses vues « cartes postales » ou dans la visite des quartiers populaires. Mais les expressions des personnages sont vraiment la plus grande force graphique de cette œuvre. Toutes les émotions transparaissent sous le trait de Barral, et c’est aussi une belle façon de renforcer l’idée clé du scénario : suivre un homme (presque) ordinaire, et le voir évoluer, exprimer ses craintes et ses doutes. Barral emploie aussi un artifice, auquel d’autres auteurs ont déjà eu recours. Il sépare les deux parties chronologiques du récit par un jeu de couleur très élaboré : la période récente est représentée dans des teintes très vives, très colorées et expriment une forme de douceur de vivre (très relative) alors que la période « jeunesse » est marquée par des couleurs uniformes à dominante brune, ce qui crée une ambiance très pesante.
Quelques réserves
En cherchant bien, on peut trouver un petit manque d’originalité dans l’histoire, voire parfois un peu d’invraisemblance. Ce drôle de destin du héros, qui rejoue deux fois la même histoire à deux périodes différentes, a un petit air de déjà-vu.
Barral ne fait pas non plus de sa BD un document historique qui pourrait être lu comme une œuvre pédagogique sur cette période un peu oubliée de la dictature Salazariste. Ce n’est pas son objectif et on peut le regretter tant cette période a marqué l’histoire du Portugal moderne. Il effleure par allusion tout une série de thématiques historiques, sans aller plus loin. Du coup, le lecteur peut avoir un sentiment de superficialité.
Encore un mot...
EN ATTENDANT LES OEILLETS
Lorsque Fernando offre à la charmante Ana un bouquet d’œillets, celle-ci se demande ce que peuvent symboliser ces fleurs, allusion transparente à la révolution des œillets qui, quelques années plus tard, mettra fin à cette dictature. Mais ici, les œillets ne sont que des œillets, et Fernando ne fait qu’offrir des fleurs.
Fernando est désespérant de passivité, ne faisant ses choix que par défaut, ou par hasard. Même dans les moments plus dramatiques du récit, ses réactions semblent un peu dérisoires. Dans la postface de ce récit, Barral nous apprend que l’histoire est née de la lecture du roman Pereira Pretend d’Antonio Tabucchi. Par coïncidence, j’ai découvert récemment l’adaptation en BD de ce livre réalisée en 2016 par Pierre-Henry Gomont (aux éditions Sarbacane). Je trouve les deux récits, qui empruntent la même thématique de la vie sous Salazar, très dissemblables. A la passivité désespérante de Fernando, Pereira répond par une quête de rédemption qui va lui permettre de reconquérir son estime de soi. Cela donne une force spirituelle à ce récit que n’a pas celui de Barral. Graphiquement aussi les deux auteurs offrent deux visions de leur histoire : lisse et plutôt convenue pour Barral, approximative et tourmentée pour Gomont. Cela illustre bien la différence entre les deux récits. Le hasard fait que les deux auteurs proposent la même vue de Lisbonne, ce qui me permet de vous proposer cette comparaison en image et ainsi, peut-être, d’illustrer le vieil adage « une image vaut mieux que mille mots ».
Une illustration
L'auteur
(d’après le site Dargaud)
Nicolas Barral a étudié à l'école des Beaux-Arts d'Angoulême sous la houlette de Robert Gigi. Il y croise un aréopage de jeunes cracks aux dents longues dont Christophe Gibelin, futur scénariste. Lors d'un concours de jeunes talents organisé par la FNAC, il est remarqué par Jean-Christophe Delpierre qui l'intègre à l'équipe de Fluide glacial. Il y dessine les aventures d'Ernest Mafflu, coscénarisées par Stéphane Couston. Parallèlement, Gibelin lui donne l'occasion d'exploiter une veine plus réaliste, signant pour lui le scénario des Ailes de plomb, éd. Delcourt, polar années 1950 à la façon Gabin-Audiard. À Fluide, Barral croise un auteur en mal de dessinateur, Pierre Veys. De cette rencontre providentielle naît une collaboration fructueuse qui donne vie à Baker Street, éd. Delcourt, puis aux Aventures de Philip et Francis, éd. Dargaud, deux séries parodiques permettant au dessinateur d'exploiter la veine humoristique qu'il porte en lui depuis ses lectures assidues d'Astérix et de Lucky Luke.
Devenu un brin mystique avec l'âge, Barral s'est aussi mis au service du Seigneur, signant Dieu n'a pas réponse à tout, éd. Dargaud, en tandem avec Tonino Benacquista. Enfin, parce qu'en tout dessinateur sommeille un scénariste, l'auteur signe les textes de la série Mon pépé est un fantôme, éd. Dupuis, dessinée par son collègue et ami Olivier TaDuc. En 2012, Nicolas Barral se voit confier par Jacques Tardi la reprise de Nestor Burma, éd. Casterman, tâche dont il s'acquitte en adaptant Boulevard... ossements. 2014 est encore une année bien remplie. Après avoir retrouvé son compère Tonino Benacquista pour un nouveau projet, Les Cobayes, éd. Dargaud, 2014, il se lance dans le troisième tome des Aventures de Philip et Francis, toujours sur un scénario de Pierre Veys. 2017 marque le retour du tandem Benacquista-Barral avec la sortie du Guide mondial des records, éd. Dargaud.
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