Slava, Tome 1. Après la chute
96 pages
20,5 €
Infos & réservation
Thème
Slava nous entraîne dans ce qu’on appelle un peu facilement la Russie post-communiste. Plus précisément, Pierre-Henry Gomont place ce récit dans la période où la structure de l’état communiste vient de disparaître, mais n’est encore remplacée par rien, rien d’officiel en tous cas. On suit donc les tribulations de Slava et de son ami Dimitri dans cet univers étrange de transition politique, et surtout économique. Car c’est bien la loi du Marché qui a remplacé le pesant joug communiste. Pas sûr que les Russes y aient gagné au change.
Slava et Dimitri sont deux aventuriers qui pillent les vestiges architecturaux de l’ancien empire soviétique pour revendre leur butin aux plus offrants. Et des clients, il y en a, parmi tous ces oligarques russes qui se sont enrichis en liquidant l’appareil de production industrielle de l’ancienne puissance. Dans cette quête d’une fortune qui semble facile à saisir, Slava et Dimitri vont croiser Nina et son père Volodia, qui vivent dans une station thermale abandonnée.
Le récit change alors de ton et devient plus sombre. Ce sont deux Russie qui se rencontrent : celle des pilleurs à l’argent facile ; et celle de l’âme soviétique, dans ce qu’elle peut avoir de plus pur. Ces quatre personnages vont plus ou moins s’entendre pour monter une opération de vente du matériel d’une ancienne mine du Caucase. Ils vont alors quitter cet univers étrange de lieux désaffectés pour se rendre dans une grande ville russe afin d’y rencontrer les acheteurs potentiels.
Mais, bien sûr, tout va être plus compliqué que prévu ; et la rencontre avec le monde du capitalisme urbain et sauvage va mettre à mal la fragile cohésion du petit groupe.
Points forts
De très loin, la première réussite de cette BD tient dans l’ambiance qu’elle met en place. Dès les premières cases, nous sommes immergés dans cette étrange Russie d’« après la Chute », et nous n’en sortirons pas avant la dernière case, 96 pages plus loin. Le dessin de Pierre-Henry Gomont est quasiment hypnotique. Sa façon de dessiner les lieux désaffectés de l’ancien empire est une grande réussite et pourrait suffire à donner envie de lire cette histoire.
Mais il y a une autre raison majeure de vous y plonger, c’est le scénario lui-même. Gomont réussit à nous faire entrer dans l’étrange histoire du peuple russe de cette période post-communiste. Car, si on a beaucoup entendu parler de tous ces néo-milliardaires russes, qui se sont enrichis sur les ruines de l’Empire, on connaît moins le destin du petit peuple, celui qui a vu s’effondrer son monde d’avant sans avoir les codes pour vivre dans le nouveau.
Les quatre héros du récit symbolisent chacun une partie de cette nouvelle Russie. Slava est l’artiste engagé contre le totalitarisme soviétique qui voit son inspiration disparaître avec la fin de celui-ci. Dimitri est le prototype du jeune Russe débrouillard qui a compris que les règles sont en train de changer et qui s’adapte avec jubilation à ce nouveau monde. Nina est son miroir. Elle aussi a compris que la fin du monde de son enfance ouvrière est arrivée, mais elle ne s’y résout pas. Enfin Volodia, son père, ancien mineur, force de la nature, représente cette gloire soviétique qu’on apprenait dans les livres d’histoire de notre jeunesse, le mineur qu’on exhibait sur les affiches de propagande et qui dépassait chaque jour les objectifs assignés pour la gloire de la mère patrie. Volodia, c’est la Nostalgie Russe, forte et désuète à la fois, mais tellement poignante.
Quelques réserves
Quelques longueurs, en particulier dans la deuxième partie de de l’album, celle où nos quatre héros sont confrontés au capitalisme urbain, affaiblissent un peu la fin du récit. Mais cette impression est vite dissipée par les derniers rebondissements imaginés par l’auteur.
Une autre réserve est plus hypothétique. C’est, je crois, la première fois que Pierre-Henry Gomont nous livre une histoire en plusieurs tomes. Ses œuvres les plus fortes – citons l’excellent Pereira prétend chez Sarbacane et Malaterre chez Dargaud – étaient des « one shot ». Espérons donc que le tome 2 soit à la hauteur de ce début prometteur !
Encore un mot...
UNE ETRANGE RESONNANCE
Dans la préface de son album, Pierre-Henri Gomont nous avertit qu’il a écrit cette histoire avant les évènements d’Ukraine. Mais on ne peut lire cette Bande Dessinée sans y penser. Il y a quelque chose de « Poutinien » dans ce récit. Car en nous racontant une histoire qui se place entre la fin du Communisme et l’avènement de ce nouveau tsar, l’auteur nous permet de comprendre, au-delà des caricatures faciles, pourquoi son ascension a été possible.
Le peuple russe a porté au pouvoir le symbole d’une âme russe retrouvée. Même s’il s’agit d’une illusion empreinte de nostalgie, elle n’est en rien dérisoire. Je trouve que le grand mérite de cette BD est de nous montrer le côté populaire de la grande Histoire. Que ce soit les plus vieux des Russes qui ont connu les illusions d’une puissance, dont ils ont payé le prix fort (Volodia) ; ou les plus jeunes, bercés des récits de leur enfance, qui refusent la fin du mythe (Nina), tous expliquent pourquoi on choisit un Poutine plutôt qu’un Gorbatchev pour construire son avenir. C’est dérangeant pour l’occidental, mais c’est une réalité à accepter.
Une illustration
L'auteur
(d’après le site Dargaud)
Né en 1978, Pierre-Henry Gomont a exercé différentes professions, dont celle de sociologue, avant de devenir auteur de bandes dessinées. En 2010, il fait ses premiers pas dans le 9e art et participe à l'album collectif 13m28 (Manolosanctis). En 2011, il signe son premier album, Kirkenes (Les Enfants rouges), scénarisé par Jonathan Châtel. Au cours de la même année, il écrit et dessine Catalyse (Manolosanctis). Début 2012, il publie Crématorium (Kstr), écrit par Éric Borg. Il enchaîne ensuite les titres : Rouge karma (Sarbacane, 2014), avec Eddy Simon, et, en solo, Les Nuits de Saturne (Sarbacane, 2015) et Pereira prétend (Sarbacane, 2016). Pour ce dernier album, adapté du roman d'Antonio Tabucchi, il reçoit le Grand Prix RTL de la bande dessinée ainsi que le prix de la bande dessinée historique des Rendez-vous de l'Histoire de Blois. En 2018, l'auteur complet signe Malaterre, un roman graphique publié chez Dargaud. L'album, salué par la critique, reçoit le Grand Prix RTL de la bande dessinée en 2018 et le Prix Première du roman graphique en 2019. En 2020, il publie La Fuite du cerveau (Dargaud), une bande dessinée romanesque et pleine d'humour, abordant l'histoire folle du vol du cerveau d'Albert Einstein.
Ajouter un commentaire