Moi, ce que j’aime, c’est les monstres (livre premier)

Un choc visuel et émotionnel face à un talent brut
De
Emil Ferris
Editions Monsieur Toussaint-Louverture
Notre recommandation
5/5

Infos & réservation

Thème

Mes chroniques BD de 2019 commencent par la découverte d’une auteure exceptionnelle à plus d’un titre. Par son histoire personnelle, pour commencer. Emil Ferris contracte une grave maladie à 40 ans, qui la laisse quasi-paralysée, et dont elle va se remettre progressivement, et partiellement, tout d’abord grâce à une incroyable volonté. Par sa technique ensuite car, n’ayant pas récupérée la totalité de ses facultés manuelles, elle choisit de dessiner au stylo à bille. Par son œuvre, enfin. « Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » est sa première BD. Et c’est un choc.

Elle raconte l’histoire, plus ou moins autobiographique, d’une enfant, Karen, qui se représente en enfant-loup, tout au long des 416 pages que compte ce premier tome (un second est prévu). Comment décrire cette histoire ? Elle mêle celle de sa famille – sa mère qui va tomber gravement malade, un frère aimant, mais plutôt instable, et de lourds secrets que vous découvrirez au fur et à mesure – avec celle de son voisinage d’immeuble. Et quel voisinage ! On est dans l’Uptown de Chicago, où vivent des marginaux, des malfrats et autres étranges individus. Un des personnages dominant de l’histoire est justement une voisine, Anka Silverberg, dont Karen va découvrir l’incroyable destin.

Points forts

Tenter de raconter cette histoire, c’est l’affaiblir. Je voudrais juste vous donner envie d’avoir le même enthousiasme que moi. Je suis passé devant cette BD, chez mon libraire préféré, plusieurs fois, sans oser l’acheter, tant la couverture me rebutait. Ce visage, celui d’Anka, semblait si terrifiant et froid. Et puis, parce qu’un ami insistait, j’ai franchi le pas de l’achat. Et, 400 pages plus tard, je ne sais même plus par où commencer pour vous raconter tout ce qui m’a plu ! Citons au hasard :

Le cahier à spirale perforé de notre enfance que l’auteur recrée pour instaurer une ambiance nostalgique

Ses couvertures de magazines d’épouvante américains qu’elle s’amuse à reproduire,

Ses tableaux de Maîtres, qu’elle arrive à transposer,

L’émotion qu’elle transmet dans les visages de ses personnages,

La foison de détails, dont beaucoup vous échapperont en première lecture (par exemple, regardez attentivement la pupille d’Anka en couverture de l’album),

La tendresse de son autobiographie (son amour familial, ses tourments homosexuels, ses secrets terribles)

Et le stylo à bille ! Je n’oserai plus jamais en tenir un dans ma main et gribouiller mes cahiers de travail (vous savez, ces petits Mickeys qu’on fait quand on s’ennuie en réunion), car ce qu’en fait Emil Ferris est proprement incroyable. Plus que n’importe quel autre instrument de création, le stylo à bille met le travail de l’artiste à nu. Ses pleines pages en couleur sont un incroyable entrelacement de centaines de traits de stylos, qui, comme par magie, forment des œuvres d’art magnifiques.

Quelques réserves

Le point faible de cette œuvre, c’est le risque de passer à côté, d’être rebuté, comme j’ai failli l’être, par l’étrangeté du dessin, par le côté obscur de l’histoire, par son foisonnement déstabilisant. Car, si vous acceptez de vous ouvrir à cette découverte, de prendre le temps de la lire, de l’explorer, je ne vois pas quel point faible pourra vous arrêter.

Encore un mot...

La Critique d’une œuvre se doit de garder de la distance avec l’objet étudié, de la pondération même. Mais comment être pondéré face à ce choc visuel et émotionnel? Ce voyage à travers la vie de Karen ne laisse pas indemne. Les monstres qu’elle aime tant sont un miroir qu’elle nous tend, pour que nous explorions la part de monstre en chacun d’entre nous. 

Une image est extrêmement émouvante. Je ne peux la situer avec précision (les pages ne sont pas numérotées), elle se situe vers la fin, on y voit Karen et son frère Deeze. Il la confronte à un miroir où elle apparaît, pour la première et seule fois de l’histoire, telle qu’elle est, et pas telle qu’elle se représente en loup-garou (louve-garou ?). Cette page m’a bouleversé.

Une illustration

L'auteur

En 2002, Emil Ferris (née en 1962 à Chicago), mère célibataire et illustratrice, gagne sa vie en dessinant des jouets et en participant à la production de films d’animation. Lors de la fête de son quarantième anniversaire avec des amis, elle se fait piquer par un moustique et ne reprendra ses esprits que trois semaines plus tard, à l’hôpital… On lui a diagnostiqué une méningo-encéphalite : elle est frappée par l’une des formes les plus graves du syndrome du Nil occidental. Les médecins lui annoncent qu’elle ne pourra sans doute plus jamais marcher. Pire encore, sa main droite, celle qui lui permet de dessiner, n’est plus capable de tenir un stylo.

Alors qu’elle ne se voit plus aucun avenir, les femmes fortes à ses côtés l’encouragent – la thérapeute en charge de sa rééducation, ses amies et sa fille –, et Emil décide de se battre. Elle va jusqu’à scotcher un stylo à sa main pour dessiner, ce qui lui prend un temps fou… mais à force de persévérance, elle s’améliore. Emil décide de prendre un nouveau départ et s’inscrit au Chicago Art Institute, dont elle sortira, avec son diplôme, d’un pas déterminé. C’est à cette époque qu’elle commence l’écriture de son roman graphique. Elle mettra six ans à le réaliser.

 (biographie du site de l’éditeur)

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