Le Grand Vide
Paru en 2021
200 pages
25 €
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Thème
Manel Naher, la jeune héroïne de ce récit, vit dans une cité tentaculaire, dont les immeubles semblent s’étendre à l’infini. Tous ces immeubles sont recouverts de panneaux publicitaires colorés qui ne vantent les mérites d’aucun produit. Y figurent en effet les noms d’habitants de la cité qui font leur propre publicité pour garantir leur existence. Car, et c’est la grande trouvaille de cette BD, vous ne pouvez vivre, ou survivre, dans cet endroit, que si des gens pensent à vous. Et si vous êtes trop isolé, trop solitaire, alors la mort par oubli vous emportera rapidement. Toute la société imaginée par Léa Murawiec s’organise autour de ce concept. En plus de ces présences publicitaires, des entreprises se créent pour proposer aux gens de penser à eux, des soirées sont organisées pour générer des rencontres de masse et les pensées qui en découlent, la médecine prodigue des « soins de pensées » et établit des diagnostics de popularité.
Manel est toujours à la limite de la disparition, de la mort. Elle ne se reconnaît pas dans ce monde et veut s’en échapper pour aller dans un endroit mythique que personne ne semble connaître vraiment, le Grand Vide. Elle est en pleine organisation de cette évasion, en compagnie de son ami Ali, mais le destin va lui jouer un drôle de tour en lui offrant la popularité qu’elle semblait rejeter. Mais est-ce vraiment un cadeau ?
Points forts
Voici une BD remplie de talent et d’originalité. Léa Murawiec nous propose une histoire forte, originale et une réalisation graphique très innovante.
Commençons par le scénario. Le monde que crée l’autrice résonne comme une allégorie de notre société moderne. La visibilité est devenue une denrée essentielle qui nourrit tous les adeptes des réseaux sociaux. On compte ses vues sur Twitter, ses abonnés sur Instagram ou ses « amis » sur Facebook. Léa Murawiec pousse le curseur de cette amplification jusqu’à son maximum. Et si, dans ce monde, le fait que personne ne pense à vous condamnait à mourir ? Ainsi, la course à la popularité devient un combat pour la vie où tous les coups sont permis. Et l’absurdité de la téléréalité pointe le bout de son nez car cette popularité rime avec superficialité. Et là-aussi, la trouvaille de l’autrice pour générer de la popularité chez son héroïne est très savoureuse, même si elle fait un peu froid dans le dos.
La composition graphique répond en un très bel écho à la force du récit. La ville est étouffante et les pleines pages d’immeubles, réalisées avec un talent incroyable, nous enferment dans cette claustrophobie ambiante. Le découpage graphique de l’histoire dégage une totale liberté de création. On passe d’un dessin élaboré avec soin au croquis réalisé à la va-vite, de visages à peine esquissés à des expressions d’une intense émotion. Cette absence apparente de règles donne au récit un rythme et une intensité, qui ne faiblit (presque) jamais tout au long des 200 pages qu’il comporte.
Quelques réserves
Il faut accepter tous les partis pris graphiques de cette BD. Accepter les visages à peine esquissés, accepter les surabondances d’effets, accepter les quelques longueurs de l’histoire, bref accepter tout ce qui peut apparaître comme des petites imperfections, mais qu’on tolère volontiers, tant on est envoûté par le récit.
Encore un mot...
UN RECIT LUCIDE ET GLACANT
Le Grand Vide est un album qui mérite le détour… déjà, comme objet graphique halluciné. Il faut vraiment prendre le temps d’admirer le dessin époustouflant réalisé par cette jeune autrice. Le travail architectural sur la ville qu’elle imagine, le dynamisme visuel qu’elle y insuffle, son cadrage dynamique et explosif, son utilisation des couleurs, tout est trouvaille enthousiasmante.
Mais la vraie force de ce récit, c’est l’histoire proprement dite, tellement lucide sur nos sociétés modernes. Les Réseaux Sociaux qui nous désociabilisent à coup de réalité virtuelle, la Téléréalité, qui nous déréalise à coup de superficialité dangereuse, sont les marqueurs d’une évolution préoccupante et incertaine. Plus les générations passent, semble nous dire cette jeune autrice, et plus le piège se referme.
La fin du récit est très étrange. Je ne vais bien sûr pas la dévoiler, mais Léa Murawiec semble mettre un point d’honneur à ne pas se faire enfermer dans une vision idyllique et un peu naïve qui aurait pu affaiblir le récit. Peut-être nous dit-elle que le véritable danger qui guette les futures générations est de ne plus trouver de place entre un modèle obsolète et une modernisation vide de sens. Du moins, est-ce ainsi que je l’ai ressenti.
Une illustration
L'auteur
(d’après le site Dargaud)
Née en 1994, Léa Murawiec est diplômée en graphisme (2015, École Estienne, Paris) et en bande dessinée (2018, DNSEP ÉESI, Angoulême). Dans le cadre de ce diplôme, elle a réalisé Endurance, une bande dessinée numérique à choix multiples proposant plus de six cents histoires différentes en six cases, qu’elle a déployé sur un mur de sept mètres. Son Erasmus à Shanghai en 2016 lui ouvre des perspectives scénaristiques et marque son univers visuel. Ses histoires mettent souvent en scène, dans un registre humoristique, des personnages dépassés par les règles ou codes de conduite propres à leur univers. Parallèlement, elle a fait ses armes en bande dessinée au sein de la maison de microédition Flutiste en tant qu’éditrice et autrice puisque certains de ses récits y sont publiés depuis 2013. Ses histoires paraissent également dans des fanzines, revues collectives et journaux. Son dernier livre Fabuleux Vaisseaux (éditions Flutiste), dessiné avec l’illustrateur Krocui, raconte les aventures et péripéties de conducteurs de vaisseaux sur Terre. Elle est également membre du collectif Marsam, qui regroupe des autrices et auteurs de bande dessinée vivant à Angoulême ou ayant un lien particulier avec la ville.
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