Jamais je n’aurai 20 ans
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Thème
Melilla, Afrique du Nord Espagnole, printemps 1936, dans les mois qui suivent la victoire, aux élections législatives, du Front populaire. Pour Isabel, jeune femme d’une grande beauté et d’une vive intelligence, qui ambitionne de s’extraire de sa condition en travaillant comme couturière pour la bonne société locale, c’est le temps des découvertes.
Découverte de la conscience sociale, lorsqu’elle s’oppose au recouvrement abusif de loyer diligenté par le propriétaire de ses parents ; de l’exaltation procuré par l’engagement politique au contact de ses camarades anarchistes ; du pouvoir des mots grâce son ami Rosa qui lui apprend secrètement à lire ; du théâtre en officiant comme costumière pour une troupe d’amateurs ; des premiers émois amoureux et de l’exercice de son libre arbitre de femme indépendante lorsqu’elle préfère l’effronté anarchiste Emilio au sage poissonnier Antonio que son entourage la pousse à épouser.
Ce temps des premières expériences de l’âge adulte sera brutalement interrompu par la brutalité de la plus terrible des guerres. Car la vie d’Isabel bascule la veille de ses vingt ans, le 17 juillet 1936.
Points forts
Jamais je n’aurai 20 ans est bâti sur un formidable personnage de femme, Isabel, et le couple qu’elle forme avec son mari, Jaime. Refusant de se conformer aux canons d’une société qui lui réserve un rôle de femme au foyer, Isabel veut apprendre à compter, à lire, travailler et ambitionne « d’être une grande couturière » au risque de « fai[re] peur aux hommes ». Le début de son émancipation est concomitant de celui d’une société espagnole jugulée par des siècles de monarchie catholique. A cet égard, il faut se replonger dans les Matador, de Jakupi, Labiano, éd. Glenat, 1992-1994, pour prendre le pouls de cette société corsetée mais parcourue d’une féroce énergie vitale.
Exilée pendant la guerre, Isabel, une fois le conflit terminé, revient vivre dans une Espagne franquiste profondément hostile aux anciens partisans de la République. Installée dans la banlieue de Barcelone, elle se marie, fonde et dirige l’entreprise familiale qu’elle n’aura de cesse de développer, met au monde et élèves trois filles tout en assurant une forme de ‘leadership citoyen’. Toutes les femmes du quartier se retrouvent ainsi dans l’enclos familial pour écouter les premiers feuilletons radiodiffusés sur le poste initialement acheté par Jaime pour suivre les matchs de boxe.
Jaime, rencontré au gré des hasards de la guerre, son mari, le père de ses enfants, son compagnon d’une vie. S’il sait lire, il est moins doué qu’elle pour les affaires, et le sait. Il a la finesse de lui laisser les rênes de l’entreprise familiale au service de laquelle il met sa force physique développée par la pratique de la boxe. Et sa détermination : celle qui lui a permis de survivre à la misère de son enfance, à la guerre, à la menace latente que fait peser sur lui et les siens son passé de combattant républicain dans une société franquiste avare de pardon.
Jamais je n’aurai 20 ans est donc l’occasion de faire connaissance avec une formidable galerie de personnages. On croise d’abord ces anarchistes de Melilla qui trouvèrent la mort par une nuit de juillet de 1936 pour avoir cru à une société différente. On fait ensuite un bout de chemin avec les militaires républicains. Venus d’horizons différents, unis par la lutte commune, ils partageront le désespoir de l’inexorable défaite. Ils sont encore nombreux ceux qui croisèrent la route d’Isabel et Jaime. Il faut aller à leur découverte dans toute leur humanité si réelle et vivante.
Jamais je n’aurai 20 ans permet également de découvrir le style de Jaime Martin. Une ligne claire, un dessin très ‘propre’, voire ‘simple’. Celui-ci est magnifié par une colorisation à la large palette chromatique, où les à-plats des fonds aux multiples nuances pastel contrastent avec les tonalités plus vives des scènes d’avant-plan sur lesquels le regard est ainsi attiré. Si les dialogues sont également magnifiques, c’est aussi la capacité de l’auteur à jouer sur des cases muettes et la force évocatrice des expressions silencieuses, soulignées d’une goutte de transpiration, d’un haussement de sourcil ou d’un regard soudain plus intense, qui fait la puissance de l’album.
Et puis il y a la Guerre d’Espagne. Cruelle et sans merci, comme toutes les guerres civiles. La dimension historique de l’album invite à (re)lire la superbe série de Giardino, Les aventures de Max Fridman, éd. Glenat, 1982-2008, et L’espoir, André Malraux, éd. Gallimard, 1937. Elle nous renvoie également au roman de Laurent Gaudé, Ecoutez nos défaites, éd. Actes Sud, 2016, au passage où l’empereur d’Ethiopie Haïlé Sélassié Ier, défait par l’Italie Mussolinienne, vient signifier à la Société des Nations son arrêt de mort pour ne pas avoir tenu les promesses faites et les engagements pris envers les petits Etats.
Quelques réserves
La remarque que l’on peut adresser à Jamais je n’aurai 20 ans est de ne pas se dévoiler entièrement à la première lecture. Il faut en effet le lire, se laisser imprégner de sa tonalité et de son rythme, puis le relire, pour en tirer toute la richesse. Un lecteur ‘pressé’ pourrait ainsi ne pas en goûter toute la saveur.
Encore un mot...
Jamais je n’aurai 20 ans est incontournable pour ceux qui aiment les gens qui mettent leur vie au bout de leurs convictions et luttent au quotidien pour mener une vie digne dans un régime menaçant à tout moment de les rejeter.
Pour ceux qui sont animés par la famille, son histoire, et la conviction que l’engagement des grands-parents façonne l’identité et l’héritage familiaux. Pour ceux qui sont convaincus que cet héritage doit être transmis. Pour ceux qui croient que les vaincus sont vainqueurs si les raisons de leur combat leur survivent.
Pour ceux, enfin, qui sont sensibles à l’éloquence assourdissante des images silencieuses, à ces bulles où pas un mot n’est prononcé mais où tout est dit avec plus de poids que le plus bruyant des discours.
Une phrase
« C’est en Espagne que ma génération a appris que l’on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l’âme et que, parfois, le courage n’obtient pas de réponse. » Albert Camus
L'auteur
Talent précoce, Jaime Martin fait de la Bande Dessinée son métier dès l’âge de 19 ans. Scénariste, dessinateur et coloriste, il publie d’abord dans des magazines d’humour pour la jeunesse et adultes. Sa collaboration avec la revue El Vibora accompagne son évolution vers une tonalité empreinte de conscience sociale. Il rencontre la consécration internationale en 1990 avec le prix Révélation Auteur du 8ème Salon international de BD de Barcelone, pour Sangre de Barrio (Sang de Banlieue), éd. Berthy.
Suivent de nombreux prix, notamment pour Lo que el viento trae (Ce que le vent apporte), éd. Dupuis, 2007 et Todo el polvo del camino (Toute la poussière du chemin), éd. Dupuis, 2010. Déjà abordé dans ce dernier, la relation père-fils est au cœur de Las guerras silenciosas (Les Guerres Silencieuses), éd. Dupuis, 2013. Jaime Martin en aurait trouvé l’inspiration au cours d’un déjeuner familial, en écoutant son père raconter ses souvenirs de service militaire au Maroc, en pleine période franquiste. Et ajouta ainsi un nouvel opus à une bibliographie dans laquelle la beauté des titres donne envie de se plonger sans retenue.
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