Grand Silence
120 pages -
23 €
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Thème
Grand Silence est une BD qui traite des violences sexuelles commises sur les enfants.
Deux inquiétudes antagonistes peuvent étreindre le lecteur au moment d’en entamer la lecture : vais-je trouver cela insupportable ou, au contraire, vais-je trouver le support de la BD trop futile pour traiter un tel sujet ?
Eh bien, ni l’une, ni l’autre, car, très vite, Théa Rojzman, la scénariste, et Sandrine Revel, l’illustratrice, dissipent cette double crainte, en choisissant de l’aborder en mode « conte philosophique pour adulte ». Elles vont nous entraîner dans un pays imaginaire, où se trouve Grand Silence. C’est le nom d’une usine dont la fonction est d’avaler les cris des enfants maltraités. Nous allons suivre l’histoire de deux jumeaux, Arthur et Ophélie, tous les deux maltraités, l’un par un cousin plus âgé et aussi ancienne victime, l’autre par un homme politique « respectable ». Arthur et Ophélie vont avoir la chance de croiser sur leur route leur professeure, elle-même ancienne enfant maltraitée. C’est elle qui va tout faire pour les aider, eux, et tous les autres.
Pour cela, elle va faire face à double enjeu : donner la force aux enfants d’exprimer leur douleur tout en obligeant les adultes à écouter cette souffrance. On comprend alors bien le symbole de cette usine de Grand Silence : une invention des adultes pour faire taire les enfants, et essayer de continuer à vivre comme si de rien n’était.
Points forts
L’alliance de l’imagination du scénario et de la qualité du graphisme rend cette BD magnifique. Les auteurs procèdent par métaphores graphiques, en créant des analogies qui se répètent tout au long du récit. Lorsqu’ils subissent une maltraitance, les enfants perdent leurs têtes et doivent la remettre en place (un exemple graphique dans l’image d’illustration de cette chronique). Quand ils parlent, on ne les entend pas et les phylactères restent vides. Quand, enfin, la parole se libère, on voit des personnages se teinter de rouge, les coupables, de bleu, les victimes, ou de violet, (mélange du bleu et du rouge), les anciennes victimes devenues coupables à leur tour.
Ce procédé assez génial évite ce qui aurait pu être un graphisme insoutenable, mais pour autant ne perd rien en force émotionnelle ou en pouvoir de dénonciation. Tout le monde y passe : l’homme politique apparemment respectable et qui crée sa propre impunité, les parents sourds aux douleurs de leurs enfants, les autorités qui préfèrent se boucher les oreilles, le pouvoir gouvernemental impuissant à trouver des solutions, les victimes mal soignées qui deviennent des coupables…
Le graphisme de Sandrine Revel est à la hauteur de ce défi. Ce procédé métaphorique aurait pu être ridicule… Il n’en est rien ! Son trait est une merveille d’équilibre entre un style enfantin, comme il sied aux contes, et des images fortes où dominent les expressions des personnages (surtout des enfants) qui marquent le lecteur. Si les décors sont très beaux et très épurés, il faut terminer cette revue de points forts par l’utilisation de la couleur dans cette BD. Sandrine Revel réalise un formidable travail de coloristepour donner à ce récit, en plus de toutes les qualités déjà évoquées, une force poétique étrange et onirique.
Quelques réserves
Grand Silence est le genre de BD pour lesquelles on peine à trouver des points faibles. En fait, on pourrait en trouver, bien sûr, comme, parfois l’impression d’un peu de lourdeur, à force d’abuser de la métaphore et de l’allégorie, mais cette impression est très futile et vite dissipée par toutes les forces évoquées ci-dessus.
Encore un mot...
UN SILENCE QUI DURE
La maltraitance commise sur les enfants commence à sortir du silence dans lequel elle est enfermée. Quelques affaires médiatiques retentissantes, des livres comme la Familia Grande de Camille Kouchner, ou encore des films, comme les Chatouilles, y ont contribué. Avec Grand Silence, la BD s’invite dans le débat avec beaucoup de talent et de réussite. Il fallait arriver à créer une émotion, sans rebuter le lecteur, et c’est cette alchimie qu’ont su réaliser les autrices : l’histoire est belle, émouvante et vous ouvre à cette question difficile. Et, surtout, elle vous met en veille attentive. Il est de la responsabilité de chacun d’entre nous de réagir si des signaux d’alertes parviennent à nos yeux ou à nos oreilles. Comme l’héroïne de ce récit, nous avons tous en nous une bombe pour faire sauter l’usine de Grand Silence, le tout est d’oser nous en servir.
Une illustration
L'auteur
(d’après le site de Glénat)
Après des études de philosophie jusqu’en maitrise, Théa Rojzman réalise une première expérience d’autrice en bande dessinée en mettant son art au service d’une autobiographie familiale : La Réconciliation publiée chez JC Lattès en 2006 avec son père Charles Rojzman. Depuis lors, elle ne quittera plus son envie de faire des livres malgré d’autres activités professionnelles. Elle publiera ainsi en tant qu’autrice complète (scénario, dessin et couleurs) plusieurs albums. Elle devient ensuite principalement scénariste et travaille avec plusieurs dessinateurs et dessinatrices : avec Anne Rouquette pour Emilie voit quelqu'un (éditions Fluide Glacial, 2 tomes), avec Jeff Pourquié pour Assassins et Abdel de Bruxelles pour Dominos aux éditions Fluide Glacial (2019).
Actuellement, elle se consacre exclusivement à la bande dessinée pour construire des récits nourris en partie de ces autres formations ou expériences professionnelles qui lui ont permis de croiser les savoirs et les intimités. Ses bandes dessinées mélangent les genres (humour, polar, histoire, jeunesse, conte…) tout en explorant inlassablement ses obsessions : la violence, la souffrance et les résiliences humaines. Outre Grand Silence avec Sandrine Revel, elle travaille sur Pie XII, face au nazisme (2 tomes) avec Erik Juszezak (éditions Glénat 2020), Scum avec Bernardo Munoz (éditions Glénat, 2021) et Billie Bang Bang (3 tomes) avec Steve Baker (éditions Le Lombard 2021).
Sandrine Revel est née en 1969 à Bordeaux, une région qu’elle n’a d’ailleurs pas quittée. Après les Beaux-Arts, elle se lance dans la BD en réalisant ses tous premiers albums Bla Bla Bla ! aux Éditions Le Cycliste, L’Avenir est un Paradis associé à Claude Bourgeyx pour Sud-Ouest Dimanche, puis la série Un drôle d’ange gardien avec Denis-Pierre Filippi récompensé d’un Alph’art jeunesse. En 2002/2003, elle réalise deux albums très personnels Le 11e jour aux Éditions Delcourt et Intérieur Jazz, ouvrage dédié aux femmes de Jazz. Parallèlement à ses créations, elle assure de nombreux travaux d’illustration dans la presse jeunesse. Prix Artémisia pour Glenn Could, une vie à contretemps, primée au FIBD d’Angoulême, au salon du livre de Montréal et nominée aux Eisner Awards de la Comic Con de San Diego, elle est toujours en quête de nouveaux défis. Ses influences se situent outre-Manche avec les illustrateurs Ralf Steadman, Ronald Sear, mais aussi des peintres comme Jean Rustin, Lucian Freud et Edward Hopper. Réside à Bordeaux.
Commentaires
Assourdissant ce grand silence !oxymore s'il en fût! Je suis interpellée, angoissée ,pleine d'espérance ! admiratrice! quelle belle réussite!Je partage tout à fait cette analyse et je suis très admirative des talents littéraires et artistiques de ces deux autrices.
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