Mémoires interrompus

Autobiographie d’un homme libre
De
Bertrand Tavernier
Institut Lumière / Actes Sud
Parution en Novembre 2024
532 pages
26 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Bertrand Tavernier est mort à 79 ans le 25 mars 2021. Outre son œuvre déjà publiée (22 longs métrages de fiction, une douzaine de documentaires dont Voyage à travers le cinéma français qui devrait être obligatoire dans tous les lycées, une dizaine de livres dont Cinquante ans de cinéma américain – la Bible en la matière, des centaines d’articles de blog, près de trente scénarios écrits seul ou en collaboration, la direction de collections littéraires…) il laissait un manuscrit de 600 pages constituant le début de ses Mémoires.

Ce texte est aujourd’hui publié sous la houlette du fidèle Thierry Frémaux à qui l’on doit par ailleurs un hommage au titre magnifique, Si nous avions su que nous l’aimions tant, nous l’aurions aimé davantage.

A travers les épisodes d’une vie bien remplie, c’est un portrait de la France de l’Après-guerre qui se déroule sous nos yeux, non sans nostalgie mais sans regrets et toujours dans le souci d’aller de l’avant jusqu’au bout.

On note dans cette vie une remarquable continuité. Bertrand Tavernier, c’est l’enfant du poète lyonnais qui recevait à déjeuner Paul Claudel et pendant la guerre cachait Aragon – celui-ci dédiera à sa mère le célèbre poème Il n’y a pas d’amour heureux… Ce sera ensuite l’étudiant pilier et fondateur de ciné-club, puis l’attaché de presse des plus grands réalisateurs français et américains pendant dix ans. Ce sera enfin le metteur en scène débutant avec le coup de maître de L’Horloger de Saint Paul suivi de quelques-uns des plus beaux films du cinéma français et du cinéma tout court.

Points forts

L’auteur de ces lignes confesse son absence d’objectivité : il a toujours été un admirateur de Bertrand Tavernier qu’il a eu l’honneur de rencontrer à l’occasion de la projection d’un de ses films et en garde un magnifique souvenir. Mais cette admiration au sens hugolien du terme allait à ses œuvres cinématographiques ou littéraires, moins à sa personne beaucoup plus secrète, que par pudeur il ne mettait pas en avant.

La lecture de ces mémoires fait découvrir cette nouvelle facette mais ne contredit nullement, bien au contraire, l’empathie naturelle ressentie envers un homme qui vous annonce d’emblée que ses auteurs de prédilection sont Dumas, Stevenson, Kipling, Conrad et Orwell et qui a passionnément aimé le western ; un tel homme ne peut pas être mauvais !

Plus sérieusement, l’art des mémoires est un exercice délicat mais délicieux lorsqu’il est porté à son meilleur. C’est le cas ici et nous invitons spécialement les lecteurs à goûter les portraits savoureux qui parsèment ces pages : ceux, attendus, de ses amis scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost ou de ses acteurs fétiches Noiret, Marielle et Rochefort ; ceux, parfois hallucinants, de génies caractériels du 7ème art (Stanley Kubrick et Jean-Pierre Melville au premier chef) ; ceux enfin plus inattendus de producteurs (Georges de Beauregard, Ralph Baum) ou de « collègues » dont on retient le méconnu Robert Hossein…

C’est une sorte de Saint-Simon qui croque tous ces personnages avec un sens de la formule remarquable, le plus souvent avec bienveillance sauf lorsque surviennent la trahison et surtout la bêtise. La bêtise au front de taureau qui manifestement, pour employer le mot de Paul Valéry, « n’était pas son fort » ; il faut lire le récit des démêlés avec des producteurs ou des journalistes d’une inculture crasse qui lui demandent si la Régence vient avant ou après la Révolution française, ou avec le représentant d’une grande firme qui lui offre le montant de son salaire pour… ne pas tourner le film au motif qu’il n’aura pas un seul spectateur (La Vie et rien d’autre sera son plus grand succès public).  

On ajoutera que cette ode à l’amitié fourmille de merveilleuses anecdotes de tournage et on ne peut mieux le résumer que par la phrase de Malraux : « le film est un art, le cinéma une industrie ». Industrie hélas aujourd’hui davantage entre les mains de financiers que de pirates aventuriers comme il pouvait y en avoir dans les années 60 – 70…

Quelques réserves

Pas de réserve mais bien sûr une frustration, qui est présente dès le titre. Ces mémoires s’arrêtent en 1984. Il restait encore tant à dire sur la période postérieure. Ce manque est heureusement (un peu) réparé par certains chapitres intercalaires nous renseignant sur les affres d’une création qui n’a jamais cessé et nous parlant des sentiments de l’auteur notamment lors de la disparition de proches, sans souci de la stricte chronologie.

On comprend les doutes et les réticences de Sarah Tavernier et de Thierry Frémaux, dépositaires du manuscrit partiel et non relu, avant de le publier, mais qu’ils se rassurent, ils ont bien fait.

D’abord, c’est peut-être un premier jet, mais beaucoup d’auteurs de livres soi-disant définitifs pourraient être jaloux d’un premier jet comme celui-là, tant le style y est impeccable et la plume alerte et précise. Ensuite, les Mémoires d’Alexandre Dumas s’arrêtent bien en 1833, c’est-à-dire onze ans avant les Trois Mousquetaires, ils n’en sont pas moins passionnants ! 

Encore un mot...

Les deux extraits ci-dessous ont été choisis car ils illustrent la double tonalité du livre, à la fois les souvenirs teintés de poésie d’un double d’Antoine Doinel dans un Paris aujourd’hui disparu, et la profession de foi d’un homme resté libre, ayant vécu par et pour son art.

Bertrand Tavernier ne nous en aurait pas voulu de conclure cette chronique sur un clin d’œil cinéphilique, qui plus est à Billy Wilder, un réalisateur qu’il aimait. A la fin de La Garçonnière le voisin de Jack Lemmon déclare à celui-ci dans son yiddish natal qu’il doit devenir un mensch (un homme) ; eh bien Bertrand Tavernier était un vrai mensch

Une phrase

  • « Le métro.

Le plus souvent dans le métro, je choisissais le wagon de tête et, à l’avant de celui-ci, une place où, à travers une vitre étroite, je pouvais voir le conducteur et surtout le tunnel dans lequel nous allions nous engouffrer. Spectacle fascinant pour un gamin de huit ans, avec ces feux de signalisation rouges et verts, ces embranchements, ces rames que l’on croisait dans le noir et celles, vides, que l’on entrevoyait sur des voies de garage. J’aimais voir la nouvelle station approcher, avec ses lumières émergeant de l’obscurité comme le quai qui s'avançait vers nous. Je me demandais comment le conducteur pouvait arrêter sa voiture avec une telle précision. Durant les quatre années où je pris le métro, de 1948 à 1951, il ne dépassa jamais ses marques et ne dut faire marche arrière que trois ou quatre fois. » (p. 21)

  • « La mise en scène aussi est un sport de combat.

(…) Disons-le tout net, j’ai eu la plus belle, la plus exaltante des vies, parvenant à concrétiser un rêve que j’avais eu à treize ans, à tourner des films dont j’ai choisi les sujets, à les réaliser comme je le désirais, sans faire de compromis. Je suis pleinement responsable de leurs qualités comme de leurs défauts. Je ne peux pas m’en prendre à la censure ni à un producteur. Ce sont mes films et je les assume. Les peurs, les angoisses, les moments pénibles constituent comme une sorte de péage, de prix à payer pour cette liberté. J’aurais juste souhaité qu’il y ait parfois moins de souffrance. » (p. 314)

L'auteur

Né en 1941 à Lyon, berceau du cinématographe et ville à laquelle il restera profondément attaché au point d’exiger d’y tourner son premier film puis d’y présider l’Institut Lumière, Bertrand Tavernier était un hyperactif. Sa production cinématographique, littéraire, ses engagements pour la défense des auteurs, sa culture encyclopédique donnent le vertige tant sa vie a été remplie.

Parmi ses œuvres les plus marquantes, on citera L’Horloger de Saint Paul, Que la fête commence, le Juge et l’Assassin, Coup de torchon, Un dimanche à la campagne, La Vie et rien d’autre, L.627, Capitaine Conan, Voyage à travers le cinéma français… 

Sa production écrite est tout autant remarquable : Amis américains, 50 ans de cinéma américain (coécrit avec Jean-Pierre Coursodon) et aujourd’hui ces Mémoires interrompus.

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