Pierre Bourdieu, photographe de la (de) colonisation
L’Algérie dans les années 50 sous l’œil du grand sociologue de l’habitus : une nouvelle exposition vient de sortir, extraite des caves du musée national d’Art moderne. Elle est discrète mais très émouvante car elle nous concerne tous. Si elle attire l’œil c’est d’abord parce qu’il s’agit de l’Algérie, photographiée entre 1957 et 1961, les années de guerre, et ensuite parce que ce photographe n’est autre que Pierre Bourdieu. En 1955 le jeune appelé sous les drapeaux, diplômé de sociologie, tout frais émoulu de l’agrégation de philosophie, est assistant à la faculté d’Alger. Il s’engage dans la discipline qu’il a grandement contribué à réformer.
La sociologie s’apprend et se vérifie aussi sur le terrain dans les villages de Kabylie, à Bab el-Oued, dans les camps de regroupement de l’armée française. Bourdieu regarde, fixe son objectif complice sur les gens, les villages, les maisons, les campagnes, la rue et les regards. Il dispose d’un petit appareil exceptionnel de maniabilité et de qualité un Zeiss 6x6 acheté en Allemagne. Les archives Bourdieu se composent de près de 1000 clichés (sur les 3000 effectuées) sauvés au gré de déménagements chaotiques et du choix méticuleux de l’auteur, soit en planches contact, soit en tirages au format 30x30, répertoriés par le sociologue lui-même, annotés de sa main et classés par lui par thème conformément aux axes de sa recherche. Au mur, une centaine de tirages. Très intéressante est l’analyse du classement.
Au café, femmes avec les enfants, les travaux des champs, conversation à la fontaine, relations avec ceux qui acceptent l’objectif et remercient le photographe d’un clin d’œil…Bourdieu travaille toujours avec son ami kabyle Abdelmalek Sayad dans une démarche scientifique de laboratoire, fuyant l’anecdote et le pittoresque. Ils recherchent l’instantané, la quotidienneté, la proximité, voire les contrastes identitaires. L’objectif est le témoin des choses les plus ordinaires comme de la mixité sociale. Un matériau unique pour la sociologie moderne, à la frontière de l’anthropologie culturelle. Dans une autre partie, l’exposition est consacrée à un film de montage, celui de Katia Kameli avec Bourdieu lui-même et de l’anthropologue berbère Tassadine Yacine (manque hélas le parfum de Noces à Tipaza!).
MNAM. Images d’Algérie. Centre Georges Pompidou Paris 4e Jusqu’au 10 mars 2025. Les éditions Actes Sud viennent de rééditer cet ouvrage.
