ENTRETIEN AVEC ARIANE MNOUCHKINE
Célèbre metteur en scène, elle a bien voulu donner, le 12 novembre, un entretien à Culture-Tops, en rencontrant notre chroniqueur Rodolphe de Saint-Hilaire, au moment où elle propose au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes (94), en harmonie avec Hélène Cixous, un spectacle intitulé "L'ile d'or".
CT : Bonjour Ariane Mnouchkine, votre pièce se déroule au Japon, pourquoi ?
AM : L’Ile d’Or n’est pas une histoire du Japon ni même de l’île de Sado, où furent bannis pendant plusieurs siècles les intellectuels et artistes de l’empire. Sado est une île magique, le berceau du nô, c’est un symbole, un retour aux sources, au sommet de l’art théâtral. Quand je suis allée au Japon, il y a une cinquantaine d’années je me suis rendue compte en allant au théâtre que j’étais tombée sur un trésor : le nô, le kyogen, la partie comique du nô, le kabuki, créent un mélange somptueux entre la beauté visuelle, l’humain et le rythme dont l’humour et la dérision ne sont jamais absents. J’ai travaillé en constante improvisation avec mes interprètes sur l’expression des gestes millénaires de la vie quotidienne. Ce fut le cas pour Une Chambre en Inde, c’est le cas pour L’Ile d’Or, Kanemujima, île purement imaginaire.
Au-delà de la forme il semble que vous vouliez aussi transmettre un message ?
Quand je ne vois que ce que je vois, je ne suis pas au théâtre. C’est une histoire sans émotions, je veux créer de l’empathie vers les gens démunis, les gens isolés et malheureux. Notre métier c’est de créer de la distance, de traduire la métaphore de ce qui ne se voit pas. Nous sommes là pour redonner de la lumière, redonner des forces, faire en sorte que les gens retrouvent une sorte de confiance dans ce monde. Le théâtre extraordinaire et la beauté d’un spectacle y contribuent;
Comment avez-vous vécu la pandémie ? Vous semblez très en colère ?
Je l’ai très mal vécue, d’abord dans ma chair car j’ai été malade d’entrée de jeu… Les répétions ont été retardées, notre voyage programmé à Sado a été annulé sine die. Nous avons donc beaucoup travaillé par Zoom avec artistes, professeurs et traducteurs au Japon. Mais le plus grave a été la gestion de la crise sanitaire par les autorités. Incohérent, irresponsable, me semble t- il, en tout cas douloureux, voire inhumain, pour beaucoup notamment dans les Ehpad. Et que dire des artistes !
- Revenons à la pièce. Vous avez, avec Helène Cixous en particulier et depuis plusieurs années, voulu redonner de l’importance aux mots, à la langue ; avec la mise en jeu de 4 ou 5 langues cela n’a pas dû être chose facile ?
Vous évoquez un sujet gravissime et qui m’est cher : l’abandon progressif de notre langue. Notre langue est à l’abandon, elle se perd. Le vocabulaire se réduit comme peau de chagrin. Je l’ai dit à l'un de vos confrères : « Notre langue se vautre de plus en plus, nous ne parlons pas, nous nous répétons ». La responsabilité en incombe aux technocrates. Je conjure la jeunesse, celle que j’ai vu ce soir au Théâtre du Soleil, de se battre sur chaque mot, de défendre le français pied à pied. Le français est riche et poétique. A l’occasion d’une recherche de traduction des 5 langues en version française nous l’avons démontré en inventant une sorte de verlan - dixit nos jeunes spectateurs - en rejetant les verbes en fin de phrase, comme en latin. [Pendant que certains Chinois éructent sur scène] la traduction apparait sur les prompteurs-vidéo dans cette sorte de « novlangue » avec un rythme extraordinairement élégant et poétique. Pur hasard.
Rodolphe de Saint-Hilaire conclut ainsi cette magnifique rencontre :
"L’aventure continue. Longue vie au Théâtre du Soleil créé dans l’ancienne cartoucherie militaire du bois de Vincennes en mai 1964 par Ariane Mnouchkine, avec ses compagnons de route sur les planches, Philippe Léotard, Jean Claude Pinchenat. Gérard Hardy, Philippe Caubère… sous la protection éclairée de feu Didier Bezace et Philippe Adrien.
Le Théâtre du Soleil, initialement coopérative de production, est un fleuron du théâtre public et du théâtre dit expérimental". Le spectacle se donne jusqu'au 26 février 2022.
Notre chroniqueur a rendu compte de ce spectacle dans sa chronique L'ile d'Or.