LAURENCE MONGEAUD: L'AUTRE FILLE
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Thème
• Seule sur scène, Laurence Mongeaud incarne Annie Ernaux, qui découvre de manière plus ou moins fortuite à l’âge de dix ans qu’elle eut une sœur aînée, Ginette, morte de diphtérie en 1938, deux ans avant sa naissance. Dès lors, la pièce nous montre une jeune fille puis une femme confrontée, à divers moments de son existence, à la présence-absence d’une sœur fantomatique.
• Il s’agit de l’adaptation pour le théâtre d’un texte d’Annie Ernaux consacré aux relations que l’auteure, alors enfant, a tenté d’établir avec une sœur qu’elle n’a pu ni n’aurait jamais dû connaître, puisqu’un lourd secret entourait la brève existence de Ginette, et que ses parents ne désiraient qu’un seul enfant...
Points forts
• La qualité de la pièce tient d’abord à la profondeur du texte d’Annie Ernaux, qui aborde des questions lourdes de conséquences sur sa psyché, et celle de quiconque ayant pu vivre une situation familiale comparable : ravages du secret de famille bien sûr et choc de sa révélation ; impossible quête d’un familier défunt et inconnu à partir de traces ténues ; construction de l’individu – enfant, Ernaux occupe le terrain de l’intelligence, adulte, celui de l’écriture - en réaction à une sœur disparue et inconnue. Une construction bien entendue fortement biaisée, puisqu’établie en réaction non à ce que sa sœur fut vraiment, mais contre ce que ses parents en dirent (le dévastateur « Elle était plus gentille que celle-là »), et surtout ordonnée par la manière dont la soeur vivante se représente celle qu’elle n’a jamais connue.
• Trois aspects méritent d’être soulignés. Le premier tient à la “consistance“ donnée ici à la figure du “fantôme“, puisque non seulement Ginette fait son apparition sous différentes formes (photographies, propos volés ici ou là), mais elle sert aussi de support aux multiples projections que l’auteure effectue sur sa défunte sœur aînée. Ensuite, Annie Ernaux ne perd jamais de vue le contexte socio-historique de son expérience individuelle : ses parents, issus d’un milieu ouvrier dans une petite ville normande, s’établissent comme cafetiers-épiciers, intégrant de ce fait une classe moyenne modeste, qui pratique le malthusianisme démographique, en vertu du fameux « On ne peut pas faire pour deux ce que l’on peut faire pour un(e) ». Soucieux de ménager leur position sociale et d’assurer à leur descendance les possibilités de maintien voire d’ascension (par l’instruction), les parents d’Annie ne veulent qu’un seul enfant (en dépit de leurs convictions catholiques), avec les conséquences que l’on devine : au décès de Ginette, Annie, sorte d’enfant de rattrapage (voire de consolation), sera hantée par sa contingence, puisque si sa sœur avait survécu, elle ne serait certainement pas venue au monde ! Enfin, on retrouve des traits de mentalité de l’époque, ainsi la conviction que « les enfants n’ont pas d’oreille », ou cette tenace “loi du silence“ qui empêcha longtemps les enfants de questionner les parents.
• Laurence Mongeaud interprète de manière tout à fait convaincante le rôle difficile qui lui est imparti : saisie par la révélation, elle est ensuite puis totalement habitée par la présence de cette sœur fantomatique, et alterne colère, douleur, découragement, révolte...
Quelques réserves
• On l’a compris, les amateurs de configurations psychologiques labyrinthiques et multiscalaires, seront servis en matière de déformations, de projections et d’effets de miroir : c’est un véritable régal pour les psychanalystes. Là se situe l’enjeu de l’adaptation d’un texte dont on ne peut douter de l’intérêt à la lecture. Seulement quand il s’agit de théâtre, la représentation peut vite donner le sentiment de condenser des séances de psychanalyse.
• C’est un peu l’écueil que ne parvient pas à surmonter une mise en scène peut être un peu trop dépouillée, qui met plus en valeur la dimension analytique que littéraire du texte d’Annie Ernaux. Des livres épars vont être rassemblés pour former une pierre tombale, quelques panneaux photographiques - dont le recto forme le mot « gentille » autorisent une anagramme lacanienne avec le prénom de la sœur défunte - mais cela suffit-il pour nuancer la tonalité dominante d’un texte qui, servi par une interprète seule en scène (comme d’autres le sont sur un divan), ne cesse de questionner de manière circulaire l’identité de la narratrice, celle de sa sœur défunte, et l’attitude de ses parents ?
• Bref, la mise en scène ne peut éviter une certaine lassitude au spectacle de cette « course derrière une ombre », qui traite l’énigme sous tous les angles possibles et pratique d’incessants aller-retours.
Encore un mot...
• Les dégâts d’un secret de famille (particulièrement) mal gardé, hasardeusement et douloureusement révélé, combinés à l’impossible quête d’une sœur décédée et d’une relation de fraternité pour ainsi dire mort-née... On comprend mieux comment les morts peuvent faire irruption et habiter les vivants, ainsi que le caractère tout à fait aléatoire de la construction des personnalités, au gré des circonstances, de la vie ou de la mort des autres.
Une phrase
« Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive »
L'auteur
Annie Ernaux, née en 1940 à Lillebonne en Normandie, vient du milieu modeste d’ouvriers catholiques fidèlement décrit dans ce texte. Ses romans (Les armoires vides, La place, Les années) - qui valurent dès 1974 le succès à cette professeure agrégée de Lettres installée en banlieue parisienne - inscrivent son histoire et son expérience personnelles à des évolutions de plus grande échelle, celles de la génération des baby boomers en France. Outre leur qualité littéraire, ces oeuvres offrent d’excellents témoignages et analyses des lignes de force de la société et des mentalités en France depuis le second tiers du XXe siècle. L’autre fille, publié par Robert Laffont en 2011, en est un bon exemple.
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