Nos lieux communs, une géographie du monde contemporain

“ Du coin de la rue au bout du monde”, un voyage un peu trop cuisiné au woke !
De
Sous la direction de Michel Bussi, Martine Drozdz et Fabrice Argounès
Fayard
Parution en septembre 2024
550 pages
29 €
Notre recommandation
3/5

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Thème

Nos "lieux communs" sont ces centaines d'endroits qui font sens dans notre vie, éléments de notre urbanité ou de notre ruralité, espaces d'échanges, de commerce, de convivialité, infrastructures de transport, de services, repères dans le territoire, le ciel et l'espace… Ce que l'on voit, ce que l'on croise, ce que l'on vit, dans nos vies collectives plus que nos vies intimes. Trois géographes, Michel Bussi, Martine Drozdz et Fabrice Argounès se sont attelés à la tâche de désigner ces lieux - une centaine - et de demander à autant d'auteurs, majoritairement chercheurs, thésards, universitaires d'en faire une courte analyse.

Répartis en 6 grands chapitres intitulés Chez soi, Dans le coin, Ensemble, En mouvement, Invisible, Ailleurs, ces "lieux communs" sont décryptés en 3 à 4 pages qui en présentent la matérialité, l'histoire, l'usage moderne et ses effets induits. Un grand voyage dans le quotidien, de la copropriété à la carte postale, en passant par Instagram, le col, l'aéroport, la grand place, l'entrepôt amazon, le golf, le méridien, le bureau de vote, l'éolienne… Prévert n'est pas loin, pour s'engager dans ce drôle de voyage !

Points forts

  • L'incontestable point fort de cet essai est son idée fondatrice : il y a tant de lieux emblématiques de notre présent et de nos sociabilités qu'on oublie de les voir, qu'on en oublie souvent l'origine, qu'on n'en perçoit pas les transformations. 
    Et au fil des pages, à l'escalade des thèmes, on se dit : bien vu ! Les monographies sont courtes, souvent bien écrites, composées de façon intelligente sous la forme d'un état des lieux - une déambulation, une tranche de vie, d'un petit parcours historique, parfois d'un regard international, et d'une analyse du "sens" contemporain du lieu et des transformations qu'il subit ou induit. Chaque petit chapitre est complété d'une courte bibliographie "pour aller plus loin" et d'un extrait de sommaire pour les sujets connexes. 

  • Un autre point fort est la diversité des auteurs, sociologues, architectes, anthropologues, romanciers, historiens, géographes, dont le "trait commun" est d'être majoritairement des universitaires.
    Et pas besoin de gravir la montagne dans le sens de la pente la plus forte : 112 sujets, cela fait des milliers de voies pour atteindre le sommet - c'est-à-dire avoir tout lu dans un ordre logique ou aléatoire. C'est d'autant plus motivant que le papier de ce gros volume est d'une belle douceur !

  • Évidemment, riche de sa diversité, cet ouvrage apporte beaucoup d'informations intéressantes, inédites ou oubliées, qui replacent ces "lieux communs" dans notre culture, dans notre temporalité et dans notre environnement.
    A ces incontestables points forts, il a cependant un “mais”, un “mais” subjectif, mais un “mais” qui mérite un petit commentaire.

Quelques réserves

  • Disons le franchement : Ouf ! Ouf, parce que parmi la centaine d'analystes de ces "lieux communs", la majorité est "éveillée" et sait porter sur nos quotidiens le regard qui alerte et dénonce ! Ouf parce que vous pourriez ignorer que beaucoup de nos lieux communs ont la beauté originelle flétrie par la domination des bourgeois, des Blancs, des racistes, des "dominants". Car (presque) tout ce qui évolue le fait sous la pression du capital, des nantis, des intérêts particuliers, alors que les pauvres, les minorités, les racisés, souffrent du progrès, de la "gentrification" tout azimut, et en sont les victimes directes ou collatérales, forcément. 
    Le trait pourra paraître un peu fort, mais ce parti pris de très nombreuses monographies, lui, flétrira certainement l'impression que vous laissera la lecture de ces pages. D'abord cela intrigue, puis cela interpelle. Puis cela agace par accumulation, car bien peu de ces géographies du monde contemporain prennent de la distance avec ce prisme déformant hérité des milieux universitaires américains. Mais rendons grâce en particulier à Michel Bussi, Martine Drozdz et Fabrice Argounès d'être de ces exceptions.

  • La seconde réserve concerne, pour certains chapitres de ces monographies, le vocabulaire et syntaxe desdits milieux universitaires branchés. Jolis dans la forme, ils imposent parfois de rembobiner la bande pour en (a)percevoir la substantifique moelle. Pas branché le chroniqueur ? Rendez vous à l'extrait n°2…

Encore un mot...

Voici un essai passionnant dans son concept, intéressant dans son contenu, décevant par son déterminisme politico-sociologique. C'est incontestable, la présentation de ces lieux communs sous le regard de chercheurs du 21eme siècle est une très belle idée. Pour en reprendre l'essentiel, les textes sont très faciles à lire malgré les échappées en novlangue propres à une certaine avant-garde des universitaires d'aujourd'hui.

Mais que de partis pris au fil des pages ! A croire que notre société, ceux qui nous ont précédé, ont fait de nos "lieux communs" d'inévitables terrains d'asservissement et d'aliénation des "minorités" et des "défavorisés". Bien sûr, il y a dans ces 112 "instantanés" beaucoup d'observations intéressantes. Bien sûr, il y a des exceptions à ces dénonciations latentes ou explicites. Les couleurs militantes visant à dénoncer ces discriminations dont nos "lieux communs" seraient le théâtre, le média ou le révélateur interrogent au sens strict du terme ; leur systématisme altère démonstrations et conclusions. Si vous partagez le parti pris de beaucoup de ses auteurs, alors vous trouverez cet essai passionnant. Et il l'est, à cette nuance près !

Une phrase

  • " Il est difficile d'imaginer un lieu commun porteur d'autant de sens et chargé d'une histoire aussi illustre et enjolivée que le jardin. Quel sens le jardin a-t-il ? Ou plutôt : pourquoi a-t-il une importance telle qu'il traverse des pans entiers de l'histoire et des cultures de l'humanité ? Poser cette question, c'est amorcer pléthore de réflexions philosophiques. Tant et si bien que le jardin a attiré l'attention des philosophes eux-mêmes, Kant, Hegel, Schopenhauer, Wittgenstein ou encore Heidegger. Comment saisir alors l'importance considérable que les êtres humains accordent à la création, à l'entretien et à la jouissance des jardins ? Pourquoi ont-ils perduré dans le temps ?
    […]  Qu'est-ce qui fait d'un jardin précisément un jardin ? Quelle en est    l'essence ? Qu'est-ce qui fait qu'un jardin est beau, piteux ou différent ? Est-il si surprenant que, dans Richard II de Shakespeare, les jardiniers comparent le jardinage à rien de moins que la gestion d'un royaume ? " P 165

  • "Loin de la touristification croissante du centre-ville, Jet d'Eau-Mendès France [à Lyon NDLR] est une grande place qui rappelle bien davantage, pour sa part, le Piazzale Flaminio [à Rome, NDLR]. Elle engage une spectacularisation multiforme, mais partielle. Elle présente une propension à l'entropie qui déborde les tentatives de théâtralisation dont elle est l'objet. De fait, le décalage entre la mise en récit officielle de la ville et la pratique concrète de l'espace est parfois béant, et même cocasse. Ainsi, un carré de buissons arbore une fière pancarte sur laquelle on peut lire qu'« ici, les jardiniers ont aménagé un refuge pour la biodiversité lyonnaise ». […]. L'aspect dystopique de la place tient aussi à la présence fantomatique du « nouveau cimetière de la Guillotière » dont les croix émergent au-dessus de hauts murs, à une dizaine de mètres à peine de l'arrêt du T2, au sud de l'avenue Berthelot. La mort est refoulée de la sorte, reléguée dans les coulisses de la dramaturgie urbaine.
    Si l'on s'aventure pourtant dans les allées, on renoue pleinement avec la théâtralité, tant les lieux sont prévus pour manifester les hiérarchies sociales par delà le trépas." Page 220

L'auteur

  • Michel Bussi est écrivain et ancien professeur de géographie. Il est l'un des auteurs français les plus vendus en France et les plus traduits à l'étranger.
    Si l'on va un peu plus dans le détail, se référant à la synthèse de notre chroniqueuse Anne-Marie Joire-Noulens, Michel Bussi a été professeur de géographie pendant plus de 10 ans à l’université de Rouen. Puis, il se spécialise dans le roman policier avec une réussite immédiate. Il connaît son premier grand succès avec Nymphéas noirs (2011), suivi de Un avion sans elle (2012), puis Maman a tort (2015), Le temps est assassin (2016) et Nouvelle Babel (2022).  Son parcours est jalonné de best-sellers. Il est traduit dans 37 pays et trois de ses romans ont été portés à l’écran.

Quelques chroniques de ses romans :
- Code 612 qui tue le petit prince
- On la trouvait plutôt jolie
- Au soleil redouté
- Maman à tord

  • Martine Drozdz est géographe, docteur en géographie et urbanisme de l'Université de Lyon, chercheuse au CNRS. Au croisement de la géographie et de l'urbanisme, elle explore les transformations des villes et les imaginaires qui les accompagnent. Elle enseigne à Lyon, Londres, Paris, Genève et est membre de plusieurs réseaux scientifiques et sociétés savantes.

  • Fabrice Argounès est géographe, enseignant-chercheur à l'université de Rouen et commissaire d'exposition. Ses ouvrages portent sur l'histoire de la géographie et la géographie politique. Il est notamment l'un des spécialistes français de l'Océanie. Sa récente exposition au Mucem de Marseille proposait sur l'art et les civilisations, un regard décentré du prisme occidental, Une autre histoire du monde.

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