Le Lotus Jaune
Parution le 7 mars 2024
368 pages
22 €
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Thème
Lin Hei'er se souvient. Enfant doué d'un talent d'acrobate et de danseuse, elle va rejoindre une troupe itinérante qui, en cette seconde moitié du 19ème siècle, arpente les routes de Tianjin à Beijing (Pékin), dans une Chine encore rurale que percute la modernité importée par les occidentaux et leurs missions religieuses. Trop belle, trop agile - son talent inspire plus la concupiscence que le respect. Elle doit s'enfuir après un funeste moment de panique. La prostitution est un refuge où la justice de l'Empereur ne viendra pas la chercher, où elle tanguera au bord du vide, mais découvrira ses talents de guérisseuse.
Que faire de cette vie de soumission, si ce n'est de s'affirmer maitresse de son "art", intouchable et de racheter sa liberté ? Dans cette période où les femmes sont particulièrement soumises au carcan familial, à la précarité de la condition paysanne, elle décide de créer, dans les faubourgs de Tianjin, un lieu d'accueil pour les femmes déshéritées, perdues, illettrées, Le Lotus Jaune, première "ligue" de femmes en Chine. Si elle n'est pas combattante mais éducatrice, guérisseuse, inspiratrice pour l'émancipation de ces femmes, "la Sainte Mère" ne peut tourner le dos aux mouvements de révoltes contre les étrangers, connus sous le nom de "Guerre des Boxeurs". Ses élèves se constitueront en milices, les Lanternes rouges, pour apporter, dans un jeu politique complexe, soutien et aide au peuple désorienté par la crainte de la disparition de ses traditions ancestrales.
Au bout de ce parcours, Lin Hei'er raconte son histoire du fond de la cellule où elle vient d'être jetée par l'armée impériale, sans illusion sur le sort qui sera le sien.
Le Lotus Jaune est l'histoire vraie et romancée de cette femme exceptionnelle née en 1850, et célèbre en Chine. L'histoire "officielle" voudrait qu'elle fût l'instigatrice de cette première milice de femmes connue- les Lanternes Rouges - qui prit part, contre son gré à elle, à l'insurrection de 1899 à 1901.
Points forts
Ce roman très documenté donne du crédit au récit et à sa probable justesse. Il repose notamment sur une photo qui a inspiré Hélène Jacobé - une photo qui montre Lin Hei'er entourée de ses élèves, vêtues du costume traditionnel des femmes, document exceptionnel à voir pour cette époque où les femmes en général ne voulaient pas être vues.
Il nous plonge dans le quotidien des Chinois dans les années 1875 à 1900, écartelés entre traditions - l'Empereur, le confucianisme, l'isolationnisme rassurant - et la modernité proposée puis imposée par les nations occidentales, profitant du déclin de l'Empire, des famines, des révoltes et des répressions commandités par le pouvoir impérial.
L'esprit de la révolution des Boxeurs, incarné par la rencontre de Lin Hei'er avec un des chefs de la Ligue du Poing de la Justice et de l'Harmonie est très bien décrit. La Chine rurale, à cette époque, souffre de famines et d'inondations. L'importation d'opium d'Inde par les Anglais provoque des ravages dans la population, déstabilise la culture et la diplomatie de l'Empire, dont les Guerres de l'opium seront le symbole, et la concession de Hong Kong la conséquence. Il décrit aussi bien la complexité des jeux de pouvoir, orchestrés par l'impératrice Cixi. Sous l'impact des appétits occidentaux, la description, "de l'intérieur", de la complexité de la modernisation d'une civilisation sous emprise de ses hauts fonctionnaires “lettrés” confucéens est un des intérêts du roman, qui à ce stade, frôle l'essai historique.
Les tableaux dressés des différentes classes de la société sont intéressants et clairs, dans le brouillard intellectuel et spirituel du déclin de l'Empire du milieu.
Vous y apprendrez que le terme de "Boxeurs", vient de la pratique des Arts Martiaux par les insurgés, qui combattirent souvent les étrangers - soldats, missionnaires ou Chinois convertis au catholicisme - à mains nues !
Ce roman est facile à lire, écrit avec une certaine vitalité et un réalisme que l'expression à la première personne de la narratrice rend assez dynamique.
Il faut noter que ce récit fait la part entre les personnages fictifs et les personnages historiques ; leur place dans l'histoire (la vraie et le roman) est résumée en fin d'ouvrage.
Quelques réserves
Certains passages peuvent paraître un peu longs et descriptifs, lorsqu'ils s'attachent à décrire les jeux politiques des fonctionnaires impériaux, Régente, Impératrice, Empereur et puissances occidentales. Ils sont heureusement portés par deux personnages emblématiques de "l'éco système" mis en place par l'héroïne, l'homme d'affaires Wang Wei dit "le Ventre", et le lettré dit "La Pieuvre" ou "Sang d'encre" !
Encore un mot...
Au dire de son auteur, Le Lotus Jaune est "un roman historique, sur la Guerre des Boxeurs [notamment] vue à travers le regard d'une femme et de femmes exceptionnelles" pour l'époque - un récit qui est plutôt réussi. Le Lotus Jaune est l'occasion de découvrir un destin de femme méconnu, qui a ouvert la voie au féminisme chinois. Il est aussi l'occasion de comprendre l'insurrection des Boxeurs et les motifs nationalistes de leurs violentes attaques contre les missions chrétiennes de "l'Alliance des huit nations" dans la grande région de Pékin et du golfe de Bohai. En arrière plan, ce roman aborde également les humiliations subies à l'issue des guerres de l'opium (et la perte de Hong Kong) et du conflit sino-japonais qui aident à comprendre la relation de la Chine moderne avec l'Occident - qui fut un prédateur sans scrupules vis-à-vis de la Chine au tournant du XXème siècle.
Une phrase
- " Pour elles, ici, il y aurait l'entraînement, car je ne l'avais pas dit à Sang d'encre, mais je comptais bien les mettre au cirque: que pouvais-je leur apprendre d'autre pour gagner leur vie ? Un entraînement rude pour occuper les corps et la vérité nue pour se former l'esprit, c'était tout ce qu'elles auraient pour se construire une vie sans illusion. Je devais les armer contre un destin amer ; le rouge dans ce contexte me paraissait criard et faux. J'hésitais pourtant : ce lieu était un refuge, et ces filles abandonnées avaient aussi besoin de racines. À défaut de famille, elles avaient des traditions. Le rouge en faisait partie. J'hésitais toujours, quand, en détachant le pan de bois de la porte d'entrée pour le poncer, une fille fit apparaitre la poutre d'origine sur laquelle était sculpté un lotus peint en jaune." P 151
- " Le soir, j'allumai un feu sur la terrasse. Toutes les factions des Lanternes répondirent au signal et allumèrent à leur tour un feu depuis leurs maisons. Nous sommes alors descendues dans la rue et avons défilé ensemble, une lanterne rouge à la main. Ce n'était pas une marche disciplinée comme celle des hommes ; le Poing de la justice et de l'harmonie ne pourrait plus mener notre cortège comme il l'avait fait à Beijing devant les murs de la Cité interdite, car nous dansions. Nous avons glissé sur les rues de Tianjin pendant ces soirées de juin comme des feux follets sur les eaux du fleuve, incontrôlables et facétieuses.
Nous recommençâmes chaque jour qui suivit. J'ai toujours aimé le bruit de fond de ma ville, la vibration de tous ces êtres réunis qui vivent là, travaillent, cuisinent, parlent, s'aiment et se détestent.
Mais le bruit que nous avons créé était sans précédent : c'était une voix, une voix nouvelle que personne n'avait jamais entendue, joyeuse, née d'un enchantement. Non, les miliciens du Poing de la justice et de l'harmonie ne pourront pas dire que les Lanternes rouges étaient leurs servantes. Ils furent effrayés par notre audace, par la sensualité innocente de toutes ces femmes, des jeunes, très jeunes, des vieilles aussi." P 271 - 272
L'auteur
Hélène Jacobé est franco-suisse. Passionnée d'histoire et enseignante, elle accorde son attention aux parcours de femmes qui ont marqué leur époque. Le Lotus Jaune est son premier roman.
Ils viennent de sortir
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