Bleu Bacon
Parution le 10 janvier 2024
232 pages
19,50 euros.
Infos & réservation
Thème
Un écrivain décide de passer la nuit au Centre Pompidou, au milieu des tableaux de Francis Bacon, auquel le musée consacre une exposition. Il souhaite les observer d’abord dans la lumière puis dans l’obscurité. Il s’est fait installer un lit de camp sur place, comme s’il était en mission à l’étranger, pour pouvoir profiter de cette expérience d’immersion parmi les toiles de ce peintre si particulier qu’il admire depuis sa jeunesse. Si Francis Bacon est cet artiste dont les œuvres sont perçues comme respirant la violence, la chair suppliciée, la folie et la haine de soi, pouvant communiquer à ceux qui les contemplent un étrange sentiment de malaise, l’auteur, lui, a une approche plus entière de cet artiste.
Yannick Haenel semble en effet mener, à travers l’exploration des toiles de Bacon, une sorte d’expérience totale, ne s’arrêtant pas à son côté dérangeant, sans pour autant le nier, mais voyant aussi en lui la source d’un soulagement, voire d’un bien-être absolu. Pas à pas, souvenir après souvenir, avec force descriptions, anecdotes et références littéraires, l’auteur nous fait vivre plus qu’une analyse, mais une rencontre presque vitale avec ce peintre qui fait rarement l’unanimité. Que l’on partage ou non cette fascination, il n’en demeure pas moins que Yannick Haenel parvient à communiquer ses sensations et son rapport à Francis Bacon avec un talent indéniable et une étonnante sincérité.
Points forts
L’originalité du texte, le récit d’un enfermement volontaire d’une nuit entière dans un musée empli de tableaux d’un peintre au style dérangeant au possible, a le mérite d’étonner. L’auteur nous plonge dans sa passion très personnelle, pour ne pas dire peu compréhensible, peut-être, à première vue. Un passionné de Botticelli, de Boucher ou de Monet aurait pu rallier le grand public sans trop de difficulté. Mais Yannick Haenel tient le pari d’entraîner son lecteur sur un terrain ardu, celui d’un art qui, s’il mérite d’être connu et étudié, donne à voir, entre autres, des visages grimaçants, le désespoir et la laideur du monde.
L’auteur, dans ce contexte plutôt difficile, nous fait partager sa passion pour un peintre qui parvient, et l’on peut difficilement ne pas y croire, à faire naître chez lui des sensations de bonheur et de sérénité. C’est le cas du tableau Water from a running tap, dont “l’azur est irrésistible” et dont “l’effervescence réveille”. Au fil du texte, et c’est un souhait assumé de la part de Yannick Haenel, on se prend à chercher chaque tableau nommé pour le voir, parfois l’admirer. Même si l’on n’accède pas toujours à la fascination qui ressort de ce récit, il faut reconnaître qu’il reste quelque chose de la passion qui a été communiquée dans ce livre, et qu’il ne laisse pas indifférent.
Les digressions, à chaque contemplation des tableaux, nous entraînent dans les souvenirs d’un auteur-narrateur qui semble se livrer totalement, du moins dans le cadre de son expérience. L’auteur communique chacune de ses sensations, d’abord sa souffrance physique, la migraine ophtalmique terrible qui le ronge au début du récit, puis l’étrange bien-être que lui procure le médicament qu’il prend et qui le soulage tout en lui donnant une perception particulière de la réalité. Au plus près des sens de l’écrivain, le texte frappe par sa sincérité et sa justesse.
Quelques réserves
Si l’on peut apprécier le tour de force de ce récit, et sa réussite quant à la précision des sensations qu’il parvient à communiquer, il est probable que certains lecteurs ne se laisseront pas embarquer par l'enthousiasme de l’écrivain. En effet, les justifications de la violence de certaines œuvres (cette violence ne serait pas celle du peintre, mais celle du monde, telle qu’elle est, simplement communiquée par la peinture) ne parviendront sans doute pas, du moins difficilement, à ôter la sensation de répulsion qui saisit le spectateur à la vue des toiles les plus brutales. Ainsi, malgré le talent de l’écrivain, ce livre ne “convertira” peut-être pas des lecteurs réticents à l’amour de Francis Bacon… Mais sait-on jamais.
Encore un mot...
Un récit prenant et talentueux, qui pourra ne pas convaincre tout le monde, mais qui frappe par son originalité, sa franchise et sa liberté.
Une phrase
“Il était un peu plus de minuit quand j’ai ouvert les yeux. Tout était bleu et frais. Moi aussi, j’étais frais : aucune douleur, tête légère, un vrai miracle. J’ai pris appui sur les coudes et me suis relevé avec précaution : on ne sait jamais, un mouvement trop brusque et le crâne pourrait se déchirer à nouveau. J’ai repoussé la couverture et me suis assis au bord du lit de camp : la nuque était bien, les épaules aussi, les yeux impeccables, pas de lourdeur dans les jambes. Voilà, j’étais de retour. Je me suis levé et du bleu m’a giclé au visage. Était-ce une fontaine ? Face à moi, un cube transparent se remplissait d’une eau très claire qui jaillissait d’un robinet. L’azur est irrésistible ; son effervescence vous réveille. En s’écoulant, l’eau prenait des teintes bleutées plus sombres, où se mêlaient des tourbillons d’écume rose et blanc ; et toute cette mousse débordait du cadre avec une volupté incontestable. On n’arrête pas le plaisir, il coule tout seul, ainsi va le monde liquide. J’ai réalisé que tout ce bleu avait veillé sur moi et que j’avais dormi juste en dessous d’un robinet qui coule. Pas étonnant que ma migraine ait disparu si vite : c’était carrément un flot qui avait baigné mes yeux, j’avais nagé pendant deux heures dans un lac de peinture. Le tableau s’appelle Water from a Running Tap (Eau s’écoulant d’un robinet). Il est moins célèbre que la série des papes, moins expressif que toutes ces œuvres de Bacon où des flaques de chair se tordent dans une cage ; aucun cri ne vient déchirer la surface de la toile ; aucun corps ne s’y agite : il n’y a que du bleu”. pp. 39-40.
L'auteur
Yannick Haenel, né en 1967 à Rennes, est professeur agrégé de lettres modernes et écrivain. Il a fondé la revue de littérature Ligne de risque, qu’il codirige depuis 1997. Il a été pensionnaire de l’Académie de France à Rome en 2008 et 2009. On lui doit de nombreux romans et récits, dont Cercle, prix Décembre et prix Roger-Nimier 2007, Jean Karski, prix Interallié 2009, Tiens ferme ta couronne, prix Médicis 2017 et La solitude Caravage, prix Méditerranée de l’essai 2019. Il a aussi réalisé un film, La Reine de Némi (30′, 2017) produit par le Studio national du Fresnoy. Il est également chroniqueur pour le magazine culturel Transfuge.
Ajouter un commentaire