Le Temps des loups – L’Allemagne et les Allemands (1945-1955)
Traduit de l’allemand par olivier Mannoni
Date de publication du livre : 10 janvier 2024
358 pages
24,80 euros
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Thème
Comment une masse d’êtres dispersés après la guerre “se désagrège avant de se ré- agréger, comment ces Volksgenosse (camarades du peuple) redevinrent peu à peu des citoyens” ?
Harald Jähner explore comment l’Allemagne a échappé en 1945 à une disparition existentielle. Sitôt la capitulation signée, la population, des femmes surtout, s’attelle à la reconstruction, et devient cette “communauté mythique de héros à la mission surhumaine”. Le pays, aux frontières chamboulées par les vainqueurs, connaît des migrations d’une ampleur inimaginable, à la source de graves tensions intercommunautaires. Tout à la joie d’avoir survécu, “on danse sur les ruines”. L’homme allemand, “une nullité ayant fait son temps et dont la tendance à l’agressivité avait plongé le monde dans le pire malheur de tous les temps”, est rejeté.
A l’ouest, la population fraternise avec un occupant américain convaincu que les Allemands sont tous des “nazis fanatiques, malades, criminels”. Le marché noir règne en maître. Il est le tremplin du capitalisme, “une chance pour les plus ingénieux, un apprentissage de l’autonomie”. Le plan Marshall et sa réforme monétaire égalitaire jettent les bases de la prospérité allemande. Berlin, autrefois symbole du nazisme, est érigée en capitale du monde libre. Les alliés s’emploient à “déprussianiser” le pays et déploient des plans “détaillés de prise des esprits, d’extirpation de l’arrogance, du racisme, profondément ancrés”.
Les Américains jettent les bases d’une presse démocratique. Ils promeuvent l'expressionnisme que les nazis avaient vilipendé comme “art dégénéré”. Comme l’homme, l’habitat est “dénazifié”, pour se démarquer du style brutal du Reich. Mais de la Shoah, il n’est pas question en 1947. Aucune repentance (notamment des Églises), aucune colère contre les nazis. Les Allemands se considèrent comme des dupes de Hitler et non comme des coupables. Leur instinct de survie aurait annihilé le sentiment de culpabilité. Le procès de Nuremberg les laisse indifférents.
Points forts
Le temps des loups met brillamment en scène le relèvement de l’Allemagne. Enrichi de photos et de références puisées dans la presse, la littérature ou le cinéma d’époque, le texte, dense, dresse un portrait saisissant de l’Allemagne de l’après-guerre. Sous la plume rigoureuse de Jähner, émergent les fondements de la société allemande contemporaine, un mélange d’ancien et de moderne. On peut citer le respect de la discipline, si ancré dans la culture prussienne ; l’économie sociale de marché, un avatar du marché noir ; la main d’œuvre agile venue de l’est du pays ; l’attrait pour la culture ; le rejet du militarisme ; l’adhésion au modèle américain et surtout la Guerre froide qui redonne sa puissance au pays.
Ce formidable rétablissement d’un peuple qui émerge à toute allure de l’heure zéro (un concept mythique car la guerre était loin d’avoir éreinté la puissance économique allemande) a aussi ses zones d’ombre, parfaitement dessinées par Jähner. L’absence de repentance pour les crimes commis en son nom par les nazis (“le son du refoulement” comme le baptise l’auteur) et un “refus obstiné de se confronter à ce qui s’était réellement passé” (il faudra attendre les procès d’Auschwitz en 1963 pour la Shoah). La conclusion de Jähner est plutôt pessimiste : les Allemands se seraient défaits d’une mentalité, qui a fait émerger le nazisme, au prix d’un rejet “avec arrogance, de l’idée de culpabilité collective”. Le miracle économique, enfant de la Guerre froide, est bien à la base du rétablissement allemand. Mais, convient l’auteur, la capacité réelle de la démocratie allemande à se confronter à une vraie crise existentielle n’a pas encore été testée.
Quelques réserves
Je ne vois aucune réserve à évoquer au sujet de ce livre dont le récit historique est nuancé et d’une grande qualité.
Encore un mot...
Un ouvrage passionnant, nuancé et rigoureux sur la naissance de l’Allemagne post-nazie, ses mythes et ses réalités.
Une phrase
« Mais eux aussi (les hommes allemands)… constataient avec étonnement que des subordonnés pouvaient tendre un document sans se lever de leur chaise et qu’on pouvait gagner la guerre sans claquer des talons à la moindre occasion. » (p.150)
« Il sera beaucoup plus facile de reconstruire leurs villes que de les amener à prendre connaissance de ce qu’ils ont vécu et à comprendre comment c’est arrivé. » (Alfred Döblin cité par l’auteur, (p.256).
L'auteur
Harald Jähner est un journaliste allemand spécialiste des rubriques littéraires et culturelles (Berliner Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung). Il est aussi professeur honoraire de journalisme culturel à l'Université des arts de Berlin depuis 2011. Le Temps des loups est son premier livre.
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