Houris

Un magnifique roman polyphonique et mémoriel, qui érige un tombeau aux victimes algériennes de la guerre civile.
De
Kamel Daoud
Notre recommandation
5/5

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Thème

Comment faire face à ses démons, exorciser ses peurs - la décennie noire des massacres en Algérie entre 1990 et 2000 - lorsque tout le monde, l' état, la société, les rescapés cherchent à enfouir ce cauchemar au plus profond de leurs mémoires, dans un trou sans fond, sous un soleil brûlant. La pensée vacille, se dérobe mais le corps lui, se souvient. 

Ainsi va la vie suspendue de la narratrice Aube, seule survivante d' un ultime massacre au cours de  cette guerre civile qui a raflé soudain plus de mille vies dans le massif de L'ouarsenis. Une nuit d' effroi lorsqu' un égorgeur pressé et sentant le bouc a tranché les cordes vocales de la fillette âgée de cinq ans. Mais contrairement à sa sœur aînée assassinée à ses côtés, Aube survivra. Défigurée par une balafre - 17cm d' une oreille à l' autre -  Aube respirera grâce à une canule. " Muette ou presque, écrit Kamel Daoud. Alors elle va inventer sa propre voix, sa langue intérieure pour dialoguer avec cet enfant qu' elle porte en elle, une fille assurément, une petite Houris dont il faudra  se débarrasser,  avorter, pour " la tuer par amour, car ici ce n' est pas un pays pour les femmes. " 

Devenue adulte, Aube se met en chemin et veut retrouver le village de son enfance, rebaptisé l' Endroit Mort. Elle a quitté son salon de coiffure - le lieu de toutes les débauches - vandalisé par les islamistes. Sur sa route, elle rencontre Aissa, un libraire itinérant qui a assisté à la décapitation de jeunes soldats, attaqués par des barbus, commandés par un émir surnommé Loup affamé. Ce dernier lui intime l' ordre de témoigner et de  recenser les faits d' armes commis par ses troupes, de tout raconter dans le moindre détail. Car je suis la colère de Dieu, proclame l' émir. 

Aissa obtempère. Mais qui souhaite désormais l' écouter ? La loi de réconciliation interdit de raviver les plaies de la tragédie nationale. Grâce à un tour de passe passe juridique, les égorgeurs ont été réintégrés dans le corps social. Officiellement ils n' ont tué personne, dans le maquis ils servaient simplement de cuisiniers aux combattants.... Pourtant Aissa s' obstine, hypermnésique, il est capable à partir d' un chiffre de donner exactement la date, le lieu et le nombre de victimes froidement exécutées. 

Aube et Aissa vont cheminer ensemble. Deux êtres marqués dans leurs chairs, deux âmes en perdition. Elle est la preuve vivante des massacres passés, il est la mémoire implacable des faits et des atrocités. 

Points forts

  • Un récit polyphonique porté par une écriture enfiévrée, âpre, douloureuse, qui érige une montagne de pierres tombales aux 200 000 victimes de cette guerre civile. 

  • Un hymne à la féminité, à la liberté et au courage de ces femmes qui résistent.  Comme ces jeunes filles traînées par les cheveux parce que trop apprêtées, trop maquillées et dont les affaires intimes - bas, jupes , talons hauts, rouge à lèvres- sont balancées du haut du quatrième étage de leur immeuble sur le trottoir. 

  • Le pouvoir des hommes, encore et toujours, sur le corps des femmes. 

  • Journaliste au Quotidien d' Oran , Kamel Daoud recensait chaque jour les assassinats de ses  confrères et des intellectuels visés par les islamistes. Dans une interview pour le site du Grand Continent, il déclare : " ce furent mes années les  plus intenses et peut-être les plus heureuses : au milieu du malheur, on vivait chaque jour comme le dernier.
    Rien n' avait de lendemain et tout avait l' intensité du jour même. "

Quelques réserves

Le destin de Hamra, enlevée et forcée de se marier à un chef terroriste ( le sort des Houris, ces créatures célestes au paradis d' Allah) puis mise à jamais au ban de la société paraît presque anecdotique par rapport à la puissance des autres personnages. 

Encore un mot...

Je ne crois que les témoins qui sont prêts à se faire égorger, écrivait Blaise Pascal. Terrible sentence qui résonne avec force dans ce roman dur et magnifique. 

Une phrase

“ Moi je suis morte à l' âge de cinq ans et toi tu le seras ce soir ou demain au matin, avant le retour de ma mère. Demain, on va égorger les moutons, je vais avaler les trois pilules, et tu seras libre. J' aurais bien aimé. Une fille qui serait allée parler, parler, parler un million de nuits sans jamais s' arrêter et ainsi raconter tout à ma place comme le font les livres à la place des disparus. Je te jure ma fille que j' aurais voulu.” (page 155) 

L'auteur

Kamel Daoud est un écrivain et journaliste algérien né à Mostaganem. Son premier livre Meursault, contre- enquête auréolé du prix Goncourt du premier roman restitue une voix à l' arabe exécuté dans l'œuvre de Camus : L' Étranger. Cette fois, Daoud s' efforce de redonner une voix aux victimes de la décennie noire. Après Zabor ou les Psaumes, l' écrivain qui a vécu dans son pays l' horreur de ces massacres, documente ces années de plomb par le truchement de la fiction. 

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